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Первая десятка "Русского переплета"
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Анатолий Власов

 

ВПЕЧАТЛИТЕЛЬНЫЙ РУССКИЙ

Anatolie VLASSOV

UN RUSSE SOUS INFLUENCE

 

INTRODUCTION: ON DEMENAGE

 

C'est ainsi que cette aventure a commencé, cette transformation lente et douloureuse de moi-même

qui a abouti finalement à une vision vague des paysages intérieurs, inconnus pour moi auparavant.

Il me semble que je suis actuellement dépouillé de toutes ces choses précieuses que je gardais

soigneusement pendant une partie, chronologiquement importante, de ma vie.

Сelame donne le vertige, le goût amer d'une perte inévitable, la nostalgie de mon passé qui

disparaissait sans laisser de traces de ma vie, de moi-même. Parce qu'un être humain, en tant que

personnalité, n'est qu'une expérience personnelle accumulée, rangée méticuleusement et présentée

sous forme des masques appropriés (le mot "persona " vient de la langue étrusque et signifie "un

masque”) . Cette expérience personnelle nous fournit des points de repère pour observer le monde,

pour l'interpréter et vivre avec. Et si la structure de cette expérience se perturbe brusquement, le

château s'écroule et il faut tout recommencer à zéro.

En février 1992 c‘était déjà la deuxième fois que je quittais mon pays pour longtemps. D‘abord cela a

été la Tunisie, en 1973-1977, à l‘époque de l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques. En

septembre 1973 je suis parti tout seul comme professeur de Mathématiques Supérieures pour

enseigner à l'Ecole Nationale d'Ingénieurs de Tunis. Et maintenant je pars en France, à Paris en tant

que professeur de l'Institut Supérieur de Gestion. Dans l‘appartement de ma mère à Moscou, je mettais

dans les cartons les choses qui m‘appartenaient jadis: des vêtements, des bibelots, des vieilles photos,

des lettres, des joies touchantes et des peines minables de l’enfance, des événements inachevés, des

signes d'une affection inattendue, mille choses qui sont des dérivés inévitables d'une vie humaine.

Il y avait dans ces cartons une géographie des rencontres, des promenades, des voyages, des histoires

sentimentales d'une quête d’amour interminable, une sociologie des relations humaines, des tentatives

de m‘approcher des autres, de communiquer avec eux, de faire passer un message désespérément.

J'ai rempli cinq ou six cartons, et cela m‘a surpris qu’on puisse y entasser plein de choses, en fait toute

ma vie entière, d'une façon rectangulaire et rationnelle. La façon que j’appréciais à l’époque.

Cette histoire avec mes cartons est une bonne illustration de notre vision fragmentée, de notre

incapacité d’accepter la vie dans son intégrité. Pour faire face à la vie - cette énigme magnifique, la

supporter, parce que parfois nous nous sentons trop faibles pour la vivre, nous avons besoin de la

disséquer en mille morceaux, donc, de la détruire et puis d’arranger ces débris d’une manière ou d'une

autre, scientifiquement, religieusement, affectivement, dans le bon sens ou devant derrière. Le résultat

est toujours le même - un puzzle unidimensionnel brouillé.

 

Le vide, l'accroche au mur,l'accroc soudain,

Silence fissiles'est fissuré en abondance,

Changement des positions, une mosaïque flottante.

La plénitude s'estompe, s'en va

Miséricordieusement vidée de ses entrailles.

 

CE MONDE EFFRAYANT ET FASCINANT

 

C'était, je crois, en 1979. La grand-mère de mon fils, ma belle-mère, mourait. C'était une femme de

grande taille, gentille, âgée et respectée. Elle a vécu sa vie, simple et ordinaire, comme tous les autres,

jour après jour, avec sa besogne quotidienne, parfois débordante mais toujours bénigne pour elle, avec

ses bonheurs et ses peines, petites ou grandes suivant les circonstances. Quand le temps est venu avec

une maladie convenable et des douleurs insupportables, elle a accepté cette maladie, un cancer, et ses

douleurs avec la sérénité d'une innocente condamnée. Elle a accepté sa mort comme on accepte une

expiration qui suit une inspiration. C'est naturel et inévitable.

A cette époque-là, je lui ai téléphoné de Géorgie, de Tbilissi. Je parlais avec elle, je lui ai demandé

comment elle allait. Elle m'a répondu d’une voix profonde et neutre: "Je prends patience. Ca va

passer." J'ai raccroché, ému et bouleversé.

J'imaginais que dans ses souffrances elle voyait sa viefuyante comme une énorme montagne d'objets,

de gens, d'événements en pleine décomposition. Dans la vision de sa conscience brouillée cette

montagne avait été secouée en silence par uneforce inhumaine immense, par la mort. Les secousses

violentesfaisaient s'effondrer certaines parties de la montagne en dévoilant plusd'objets, de gens,

d'événements, en apparence nouveaux, mais les mêmes, enfait. Je ne voyais aucune

structure dans cette montagne, aucuneforme stable qui pourrait la cimenter et lafaire tenir debout.

J'ai constaté froidement que la montagne, la vie de ma belle-mère, était amorphe etfloue, donc, vide

et inutile.

Maintenant, je n'y crois pas. Je pense quej'ai été mal voyant en ce temps-là et que cette montagne

était aufond un arbre avec une couronne vivante etflorissante qui était en train de périr. L'arbre a

sa propre raison d'être et de mourir et on ne sait pas pourquoi et comment. Donc, on n'a ni le droit,

ni les moyens de lejuger, de l'interpréter. Il reste seulement à le regarder, le contempler, sans espoir

de savoir unjour ce que signifiait tout cela.

 

Un seintillement inattendu des traces et desfrôlements,

Bourgeons épanouis en contournant une ligne directe,

Surface de l'eau brisée s'en vole, se répercute.

L'union d'un vide, d'une chute embâillonnée.

 

Le titre d'une nouvelle de l'auteur russe Andrei Platonov est "Dans ce monde effrayant et fascinant".

C'est bien rendu là une attitude russe. Dans les textes de Andrei Platonov vous subissez un passage au

monde peu connu. C'est vrai que suivant la tradition de la littérature russe vous trouverez ici une

histoire, un mythe, un rêve de refaire et de sauver ce monde indigne.

Mais vous y trouverez aussi une tension énorme provenant des pulsions de la force vitale, de l'Amour,

envahissant dans sa plénitude royale tous les moments de la vie humaine et tous les coins du monde.

Et c'est l'Amour qui lie l'homme et la nature, l'homme et les choses, les hommes entre eux. L'Amour

réunit tout en harmonie parfaite et vous allez commencer à le sentir autour de vous, en vous-même,

partout. Dans une pierre enfoncée dans la terre au-dessous d'un arbre en fleurs, dans les lignes des

traces laissées dans la poussière d'un sentier ondoyant par le champ de blé, dans les cris des cigognes

volant dans le ciel gris de l'automne, dans un geste nonchalant de la main d‘une femme le matin, dans la

silence de la mort. C’est tellement fascinant.

Il y a, quand meme, un piege cache dans l’ame des etres humains ou plutot dans leur ensemble. Parce

qu’une fois que les hommes se sont reunis en masse compacte et opaque, un phenomene etrange se

produit. La masse commence a bouger suivant ses propres lois d’elle. L’Amour s’en va et la Haine le

remplace. C’est inevitable comme pesanteur et c’est effrayant.

 

AIMER OU ETRE AIME(E)

Pendant ma première année à Paris j'allais déjeuner au restaurant universitaire de l'Université

Dauphine. Là, dans son grand hall au rez-de-chaussée, on vendait des livres d'occasion. J'en ai acheté

quelques-uns, en particulier, de Jean-Paul Sartre. J'ai déjà lu ses ouvrages en Russie. L'existentialisme

français m'attirait beaucoup, parce que je sentais qu'il m'aidait à me débarrasser petit à petit de ma

mentalité totalitaire, style soviétique, et, surtout, de l'esprit collectiviste.

Voici quelques réflexions sur la solitude humaine, conditionnées par cette influence propice.

L'homme vient au monde tout seul et quand le cordon ombilical a été coupé il doit faire face à cette

dichotomie immanente de l'être humain "moi - non moi", qui le distingue et lui donne une place

particulière parmi les autres "objets" du monde. On dit aussi: "Chacun meurt seul". Cela a l'air d'être

vrai car il n'y a pas d'accompagnateurs dans ce voyage. Alors on peut conclure qu'au début et à la fin

de sa vie l'homme est tout seul, sans commentaires. Dans l'intervalle l'homme se débrouille à sa façon

pour vivre sa vie, sa solitude. Il y a quelques approches pour remédier à la solitude.

La première, on peut l'appeler "sociale". Cette approche est bien exploitée par la société pour que

l'individu s'y intègre, soit, se fasse guider, manipuler et finalement utiliser comme matière première,

tout simplement, ou comme "ressources humaines" dans le langage moderne.

Ainsi la société humaine, pour faciliter la vie des individus dans leur solitude et augmenter par là

même leur propension à être manipulés et utilisés pour les intérêts de la société, leur explique, à

travers toutes sortes d'institutions - la famille, l'école, le travail, etc., qu'ils ne sont pas seuls dans ce

monde, qu'ils ne sont que les particules d‘une entité, de la société humaine dont le but coïncide avec

celui de chacun. On vous invite avec insistance à intégrer la société, à vous y dissoudre complètement

en perdant votre identité. Mais en échange, la société s'occupe de vous, vous prend à sa charge

complète dans vos propres intérêts. Parce que la société, c‘est vous. Dommage, mais parfois cela n'est

pas vrai.

Le but réel de la société, comme celui de n'importe quel système d'ailleurs, est de survivre et d'assurer

son expansion, coûte que coûte, y compris au prix de ses éléments - les individus qui la composent. Il

y a une similitude étrange entre le comportement de la société humaine avec ses grandes et petites

guerres et celui d’une meute de lemmings. En effet, quand ces petits animaux herbivores, habitant la

toundra, manquent de nourriture, la meute les fait se rassembler et marcher vers la mer pour se noyer

en quantité suffisante. Dans ce cas on peut supposer que la meute (la société humaine) transmet à

travers une espèce de mass-média lemmingoise, très efficace sans doute, l'ordre suicidaire aux

lemmings (aux individus) en leur expliquant qu'ils vont mourir dans leur propre intérêt. Il semble bien

qu'il y ait une contradiction tout de même.

L'obtention d’une fusion totale de l'individu avec la société est à la base des structures sociales dites

totalitaires. Dans ces structures l'individu n'est rien et le rien ne possède pas, naturellement, le

sentiment de solitude.

Il y a une autre approche, que l'on peut appeler "absolutiste". Elle est fondée sur le désir de l'homme

de se référer à quelque chose d'absolu: une idée, un mythe, un symbole...A mon avis, ce désir de

l'absolu reflète la faiblesse de l'homme qui ne supporte pas d'être seul en face de l'univers inexplicable

et insaisissable. Le symbole d'absolu remplace cet univers en l'interprétant d’une manière convenable

sous forme, par exemple, d’une image anthropomorphe de Dieu en Occident ou du Néant indicible en

Orient. Ce symbole joue un rôle très important parce que vous pouvez lui déléguer tout ce que vous

possédez, toute votre vie. Omniprésent et omnipotent, ce symbole peut vous absorber totalement et

vivre votre vie sans votre présence, devenue inutile. Pas de présence, donc pas de sentiment de

solitude.

L'autre approche, née dans notre siècle, est présentée dans les ouvrages des philosophes français

contemporains, notamment, de Jean-Paul Sartre.

Faisant l'analyse du phénomène humain, cette approche essaie d’éviter les pièges de

l'instrumentalisme de l'approche "sociale" et ceux du réductionnisme de l'approche "absolutiste". Elle

se limite au constat de l'existence humaine "ici et maintenant" et refuse de faire des hypothèses en

dehors de cela. Dans cette optique l'homme se trouve tout seul en face de l'univers, sans les

“béquilles" fournies par les approches "sociale" et "absolutiste". C'est à ce moment précis que le

drame de la vie humaine commence.

D'après J.-P. Sartre, nous sommes libres de faire le choix d'exister ou de ne pas exister.

Exister, cela veut dire faire face au défi lancé par l'univers qui n'est pas à nous, qui n'a aucun sens et

dans lequel nous sommes comme des invités, observateurs et témoins de choses dont la signification

nous échappe, en principe. L'homme est condamné à la liberté. Cela donne un goût tragique à notre

vie et fait naître le sentiment de notre responsabilité envers le monde.

Ne pas exister, on peut le décrire comme une fuite de l’homme devant le fardeau insupportable de

l'existence "ici et maintenant" quand chaque instant devient une découverte brusque et aiguë de la

tragédie de la vie humaine. Alors, il se réfugie dans le train de vie routinière, automatique, quand la

vie tourne en rond sans cesse. C'est une vie végétative, irresponsable.

Quand on a la responsabilité du monde sur ses épaules et qu'on est seul, cela peut être dur à supporter.

Dans l'enfance, quand on n'a pas encore pris conscience de cette responsabilité, et dans la vieillesse,

quand on la perd petit à petit, ce n'est pas grave. C'est pourquoi les enfants qui viennent au monde et

les vieux qui le quittent acceptent la vie facilement, avec un sourire. Mais dans l'intervalle, après avoir

pris pleine conscience de votre responsabilité humaine, par chance ou par malheur, vous commencez

à vivre chaque instant de votre vie comme une lutte acharnée pour donner un sens à l'univers sans

aucun espoir d'y arriver. C'est une mission de l'être humain dans ce monde et c'est un vrai travail de

Sisyphe.

Dans cette optique, la vie humaine devient angoissante et écrasante. Pour en sortir on peut changer

son choix et refuser d'exister une fois pour toutes. Par contre, si l'on persiste à continuer son destin

d'exister, on trouve à côté de soi des êtres humains qui souffrent, s'angoissent mais existent comme

soi. Cette similitude fait naître la compassion mutuelle, la nécessité d'être ensemble, la "solidarité" en

termes de J.-P. Sartre. Dans le langage ordinaire on appelle cela l'amour, tout simplement. Donc,

l'amour est à la base de l'existence humaine.

L’amour est unfleuve interminable" comme le dit le metteur en scène américain John Cassavetes

dans sonfilm "Love Streams". Il a essayé par ses propres moyens de donner un message dont l’essentiel

peut se resume ainsi: l’etre humain a besoin de l’autre dans ce monde inhumain et la seule possibilite

d’exister pour lui est d’aimer ou d’etre aime(e). “Les gens veulent toujours votre corps, votre ame, votre

amour, mais ils ne savent bien qu’en faire” – dit l’heroine du film.

 

Percer l’equilibre, la fermete ondoyante ,

Le plissement relie en peau s’ouvre,

Goute a goute romper une lance,

Rempailler la fragilite du periple.

 

CETTE ENFANCE LOINTAINE

 

Je suis ne en juin 1938 dans une petite ville russe, pres de Moscou – Colomna, composee de maisons de

pierre et de bois sans etages ou a un etage. Les maisons etaient alignees le long de la routeprincipale en

direction de Moscou. Le Kremlin d'Ivan Terrible en ruine, mais ayant un air imposant quand même,

s'élevait au centre de la ville. Pendant le période d'industrialisation du pays la ville s'est agrandie

énormément et c'est pourquoi vous pouvez y trouver, à votre grande surprise, un cimetière situé dans la

ville-même. Le cimetière était encerclé par un mur de briques rouges, d‘une épaisseur d'un mètre environ,

et il attirait mon attention beaucoup plus que le vieux Kremlin. En regardant à travers des trous dans le

mur j'observais en retenant mon souffle une verdure folle immobile trouée par de rares taches sombres

des tombes. C'était, je crois, mon premier contact avec une chose ineffable.

Je me souviens de mes grands-parents seulement suivant la lignée de ma mère, Vera Ivanovna Vlassova.

Mon grand-père, un paysan d'origine, faisait son service militaire dans l'armée tsariste comme marin.

Au début du siècle il a participé à la bataille navale avec des Japonais dans l'Océan Pacifique près de

Tsoussima. La bataille a été perdue par les Russes, mon grand-père est tombé dans la mer où il a nagé

quelques temps pour finir être ramassé et emprisonné ensuite par les Japonais. Il a passé quelques

mois au Japon. Puis, il est revenu en Russie où il a travaillé comme ouvrier dans une usine de

fabrication de locomotives à Colomna. A cette époque, je n'avais pas beaucoup de contacts avec mon

grand-père. Plus tard, quand il était déjà mort j'ai trouvé son double dans une nouvelle de Andrei

Platonov "La naissance du Maître". D'apparence sévère et maussade, avec des bras trop longs et des

cheveux crépus mal coiffés, très attaché à son travail et plein de respect pour toutes ces choses

mécaniques qui bougent, il était passionné par la vie, ses manifestations brutales et magnifiques. Il a

eu une tendresse pour la vie et l'exprimait dans la musique. Il jouait du violon.

Je ferme les yeux et je vois ma grand-mère. C'est une femme de petite taille, arrondie, habillée en

vêtements bruns, avec un châle noire sur des épaules, toujours avec un léger sourire aux lèvres, qui

glisse sans bruit d'une chambre à l'autre, allant vite en besogne du ménage de chaque jour. Je me vois

à côté d'elle, assise sur le divan pendant ses rares moments de repos, je me serre contre elle et je sens

l'odeur de “pirojki” frais aux choux. Ma grand-mère était une femme russe authentique, donc, douce,

docile, avec beaucoup de patience et de compassion pour tous qui ont eu besoin d'une aide ou d’une

protection. Ma mère lui ressemblait. Et chaque fois que je me souviens d'elles cela me donne un

sentiment de quelque chose d'essentiel dans mavie. C'est pourquoi, je crois, je donne une priorité aux

femmes dans mes relations avec les gens. Ce n'est pas par hasard qu'en langue russe des mots

tellement importants comme "la vie" et "la mort" sont du genre féminin. Comme, d'ailleurs, en

français également.

Mes parents, paysans d'origine, sont devenus, grâce au pouvoir soviétique, des intellectuels de la

première génération. Mon père, fonctionnaire au Ministère de l'Education Nationale, et ma mère,

professeur de Mathématiques à l'école secondaire, ont été des intellectuels soviétiques modèles. Cela

veut dire qu'ils ont été des gens honnêtes qui croyaient franchement aux valeurs annoncées par le

régime communiste. Ils ont été fiers, comme moi d'ailleurs et la plupart des gens que je connaissais à

l'époque, que le peuple soviétique fut en train de construire la société la plus juste au monde. Dans

cette vision messianique le but justifiait les moyens. C'est pourquoi les contradictions flagrantes entre

l'image idyllique de la société soviétique, bien ancrée dans la conscience collective par les mass-

média officiels, et la réalité absurde du régime totalitaire ont été considérées par ces gens-là comme

des déviations anodines, inévitables pendant un grand cataclysme historique, en accord avec le dicton

russe "On coupe la forêt, des bribes s'envolent". Et ces bribes-là étaient dans chaque famille russe.

Oui, presque chaque famille russe, la nôtre comprise, avait deux sortes de victimes sacrifiées: les victims

de la Seconde Guerre Mondiale et celles de la purge stalinienne.

Ma mère m'a raconté que pendant la grande purge stalinienne en 1937 mon père partait travailler

chaque matin avec un petit sac dans lequel ma mère lui mettait avec un casse-croûte et un sous-

vêtement propre. Parce que personne ne savait à l‘époque si mon père reviendrait chez lui le soir ou

s'il irait directement en prison. L‘horreur de cette situation était le fait que la culpabilité éventuelle de

mon père était acceptée d'emblée par lui-même, par ma mère, par tout le monde sans aucune

contestation. La société soviétique était fondée sur la présomption de culpabilité originelle de chaque

citoyen. On pourrait dire que le mythe religieux du péché origine] est rené dans le contexte de société

totalitaire.

 

Le soleil brillait dans le ciel bleu avec une telle intensité qu’ilfallait cligner des yeux pour faire

passer dans leurfente seulement une petite partie de cette lumière envahissante. Et ensuite, on ne

voyait que des ombres. Il y avait en l'air un bourdonnement sourd et puissant. Son origine était, en

apparence, un frôlement des particules de neige qui essayaient de fuir la chaleur en se déplaçant

chaotiquement dans un épais tapis blanc couvrant des routes, des arbres, des gens, le monde entier.

C 'était le printemps.

Devant la maison engloutie par une masse lourde de neige poudreuse se tenait debout un petit garçon

ayant la forme d 'une boule sous tous les vêtements qu'on lui avait mis. Cet observateur patient était là

depuis longtemps attiré par une chose importante.

Dans la blancheur de la maison le garçon pouvait seulement distinguer quelques taches noires: une

fenêtre croisée, une partie de mur et une porte. Cette chose importante était là au centre de la porte.

C'était un point éblouissant dont les rayons de couleur jaune pâle tournaient d’une manière lente

et régulière ou scintillaient en désordre avec une vitesse vertigineuse.

Cette énigme miraculeuse, enfin à l'âge du petit garçon, presque tout ce qui l'entourait ou plutôt

l'entortillait, présentait pour lui une chose miraculeuse, donc, cette énigme demandait de la part du

petit garçon une réaction immédiate. Finalement, le petit garçon prit la décision, et croyez—moi cela

n'était pas facile, il s’approcha de la porte à pas réticents, il ferma les yeux et tira la langue prêt à

savourer une source lumineuse.

En fàit, cette source était une poignée de laiton, soigneusementpolie et en apparencefroidejusqu'à

donner des frissons dans le dos. Le petit garçon sentait d'une manière instinctive qu'il ne fallait pas

la toucher. Mais la tentationfut tellementforte que, contre sa volonté, il lécha la poignée. Et voila,

cela arriva, le piège se refiarma. La salive comme par enchantement gela immédiatement et la langue

du petit garçon resta bien collée maintenant à la poignée.

Une scène comique, mais dramatique aussi. Le petit garçon ne pouvait ni bouger, ni crier, ni

exprimer sa détresse par une gesticulationfaciale. Donc, il resta cloué à la porte dans un silence

total, sous le soleil aveuglant. Hélas, impuissant, il fut obligé de passer à une espèce de méditation.

Un peu plus tard sa grand-mère apparut et après avoir étudié la situation sur place, elle revint

portant une bouilloire avec de l'eau tiède. En versant l'eau sur la langue de son petit-fils elle répétait

" Tu es très curieux mon petit, trop, à mon avis”. Le petit garcon futfinalement libéré mais sa

curiosité, son avidite' de savoir sont restées ancrées en lui àjamais.

 

Le commencement s'efface, miracle patiné,

GIissement, encerclement, le point de chute,

S 'ejfondrent, se soulèvent, l'esquisse sur le papier

JailIit dans les craquelures de l 'âge, plus tendre et plus bas,

Silence et bahutage.

 

Plusieurs années se sont écoulées depuis cet accident dans mon enfance avant que je réussisse à

transformer cette expérience vécue en un logo marquant ma vie profondément, à savoir "La curiosité

est la base constituante de l'être humain".

Cela veut dire qu‘une bonne pierre ou une pierre authentique, autrement dit, est la pierre qui reste sans

bouger et un bon arbre est l‘arbre qui pousse vers le haut et un bon oiseau est l‘oiseau qui volé dans le

ciel, etc. La question naturelle se pose "Un homme authentique, qu‘est-ce que c‘est ? Quelle en est la

différence par rapport à une pierre immobile, à un arbre épanouissant, à un oiseau volant, etc.?".

Contrairement aux opinions courantes , parfois simplistes comme "un homme est un animal nu, sans

plumes" ou sophistiquées comme "homo sapiens" ou "homo ludens", j‘insistais à l'époque que tout

d‘abord "un homme bon, un homme authentique, c'est un homme curieux".

 

UN REVE PERDU EN RUSSIE ET AILLEURS

 

J ‘ai quitté la Russie en février 1992, justement après la libération des prix, quand la vraie

"péréstroika" a commencé. Les résultats sont connus. A titre d'illustration, on peut citer quelques

remarques de l‘article d‘Alexandre Soljenitsyne " L'état actuel de la Russie", publiée dans le journal

"La pensée russe" (N 4152, 5-11 décembre 1996), édité à Paris.

 

Le régime politique instauré est défini comme l‘oligarchie restreinte et fermée qui est composée par

I50-200 personnes appartenant à l'ancienne "nomenclature" et aux nouveaux riches. La motivation

unique de ces gens est le pouvoir. Le volume de l‘appareil bureaucratique a été augmenté 2-3 fois.

Les réformes économiques effectuées ont abouti au désastre.La libération des prix et l‘inflation

consécutive ont anéanti les épargnes de la population et ainsi ont éliminé la base de la classe moyenne

à venir pour longtemps. La privatisation a amené à la concentration excessive du capital et par

conséquent à la monopolisation de l‘espace économique. Donc, au lieu de l‘économie de marché il y a

l‘économie monopolisée par quelques groupes financier-industriels.

La fusion accomplie des structures de pouvoir d‘Etat avec le grand capital parfois d'origine criminelle

bloque définitivement le processus de développement de la démocratie, de l‘économie de marché et de

la concurrence.

 

Dans le cadre de mes activités professionnelles en France j'ai rencontré beaucoup des Russes de

passage à Paris. Que sont devenus les Russes ?

 

Un jeune banquier, appartenant aux Nouveaux Russes. L’allure sportive, les cheveux courts, les yeux

clairs, la chemise blanche. Pas d’alcool. D'après lui, il travaille dur, s’amuse à fond, dépense sec.

Pour lui la pauvreté est un vice à cacher, donc, les pauvres sont pervers et agressifs, par définition.

Aime les films étrangers à la télé, peut citer par coeur les noms des stars du cinéma américain.

Explique qu 'il déteste la vidéocamera parce qu ’il n’a jamais réussi à convaincre ses copains et

copines de regarder ce qu'il a filmé auparavant. Il a été très étonné par la foule autour du portrait de

Mona Liza en Louvre, où il a dit à haute voix qu'il connaissait personnellement des filles beaucoup

plus jolies.

 

Unefemme âgée. Les cheveux blancs, le visage serein, la voix calme, bien modulée. Très gentille.

Actuellement, elle a une bonne position dans sa banque, mais néanmoins elle voit l’avenir de son pays

en noir. "Nous avons perdu quelque chose d’essentiel. Avant, c'était autrement. " – dit-elle. Au

cimetière russe à Sainte-Genevieve du Bois, elle cherche le tombeau de l'écrivain russe Ivan Bounine

et cite à mi-voix les détails de sa petite nouvelle ”Les pommes d 'Anton ". L'histoire d'un jeune homme,

habitant à la campagne près'de Toula, qui est tombé amoureux au fort de l’été et s'est suicidé à

l'automne parce que son amour n'était pas partagé. Elle est très impressionnée par des statues de

Maïol de grandeur nature en pleine air au jardin des Tuileries parce qu 'elle n'a connu à Moscou que

ses petites statuettes.

 

Trois jeunes femmes. Pétillantes, dynamiques, sans complexes. Veulent tout goutter, tout essayer, tout

acheter. L’une d'elles a prononcé une phrase remarquable au sujet de leur subordonnés qui reflète,

peut être, la culture actuelle de gestion en Russie: ”Si on leur ordonne de sauter d'unefenêtre, ils

sauteront sans faute ". Elles critiquent la manière sobre des Françaises de s'habiller parce que chez

elles, à Moscou des filles portent des ’fringues”, soigneusement choisies pour sauter aux yeux. J ’étais

le témoin de manifestation de leur vif intérêt à un jeune garçon, serveur au restaurant, qui

ressemblait, d'après elles, au poète russe Sergei Essenine. Elles jugeaient le garçon "sympa, sexy” et

lui adressaient des propositions équivoques. Si j 'ai bien compris, elles occupaient une place

dominante dans leurs familles. Leurs maris et leurs enfants étaient considérés comme l'encadrement

utilitaire de leur carrière professionnelle et affective.

 

Un homme trapu et robuste, le nez écrasé. De l'ancienne ”nomenclature”. ”Maintenant, je suis un

homme aisé, j 'ai des moyens. D'ailleurs, j ’ai eu toujours les moyens, ” — dit-il. Il est très pratique et il a

proposé à sa voisine russe à l'hôtel de coucher ensemble pendant son séjour à Paris. Pour lui, il reste

inexplicable la présence dans les rues des gens noirs en grand nombre, les citoyens français comme

on lui dit. A Versailles il a bien apprécié le palais, le parc. ”C ’était bien pour le Roi, un homme

d'Etat, de se promener dans ce jardin après avoir eu un repas copieux pour penser des affaires

importantes. C’était bien pour tout le monde ” - réfléchissait-t-il avec un air méditatif. Il se sent très

bien dans sa peau en Russie, mais son ”climat" ne lui convient pas. Par apparence, il occupait un

poste important, mais, étrangement, il a eu des problèmes avec son vocabulaire professionnel et la

boisson. Avant de boire un coup il prononçait toujours la même phrase: ”Qu'il soit bien pour nous ”.

 

Un directeur d’usine, un homme costaud avec des cheveux gris, souriant. Malgré la situation

extrêmement difficile dans son secteur, l'usine se tient debout grâce à lui. Il considère l’usine comme

sa famille, sa vraie famille passe au second plan. Pour se débrouiller, il invente des combines

incroyables: il envoie ses ouvriers hautement qualifiés comme des stagiaires dans des usines

étrangères ou ils travaillent à mi-prix. Chez lui, il se bat pour changer la mentalité de ses ouvriers

pour qu'ils puissent travailler plus efficacement et vivre mieux. Il accuse l'ancienne ”nomenclature”

soviétique de cacher à la population les délices de la société de consommation occidentale et ainsi de

couper le désir d'arranger leur vie autrement. Il étudie attentivement tous les petits détails de la

structure urbaine à Paris et en banlieue, les squares fleuris, les poubelles vertes, etc., pour essayer

ensuite de les implanter a son usine. Après avoir bu du vin français il aime parler de poésie, des

femmes, de l amour. Très macho, mais doux et sentimental.

 

Dans chaque moment tragique de leur histoire, les russes posaient toujours trois questions principales:

Qu'est-il arrivé ? Qui est coupable ? Que faire ? Quelles réponses à ces questions peut-on trouver dans

la Russie actuelle ?

 

Qu'est-il arrivé ? Il y a toujours eu des rêveurs dans l‘histoire de la civilisation humaine - Spartacus,

Campanella, Thomas Moore, Robert Owen, Saint Simon, Fourier, Marx, Che, etc. Ces gens là

rêvaient de créer un paradis sur terre, une société, où les gens auraient une vie heureuse, raisonnable,

sans injustice sociale, sans violence, sans exploitation, sans la propriété privée. Ces rêves se

manifestaient sous forme des projets collectifs à appliquer pour refaire l‘histoire, pour remplacer le

développement évolutif de la société par son changement révolutionnaire. En principe, la société

humaine, en tant que système, a besoin de mutations dans certaines limites, pour mieux s‘adapter aux

changements intérieurs et extérieurs. Si les limites sont dépassées et le système est mis en danger,

dans ce cas là le système intervient pour se sauver et bloquer ces tendances destmctives.

 

La révolution russe a essayé de réaliser le mythe d'une société juste par force, par le moyen d'un

régime totalitaire. A une certaine époque, ce régime s'est montré efficace quand même, surtout en

présence d'un danger extérieur pour le pays. C‘était le cas de l‘industrialisation du pays après la

révolution et la victoire durant la Seconde Guerre Mondiale. En absence d'un ennemi extérieur, on

peut, naturellement, inventer un ennemi intérieur. Mais, en tout cas il manque de la souplesse pour le

régime totalitaire, surtout, s‘il s‘agit de valoriser le potentiel créatif des gens pour faire face à un défi

important. Le "spoutnik" russe a été plutôt conditionné par le développement nécessaire du complexe

militaro-industriel soviétique que par le déploiement des forces créatives du peuple russe. Ainsi, le

régime communiste pourri et corrompu de l'époque brejnevienne est devenu un obstacle au

développement économique du pays, surtout dans les nouvelles conditions du phénomène de la

mondialisation. La structure du pouvoir en vigueur a craqué et on n'a pas eu déjà la possibilité de

continuer à gérer l'économie nationale de la même façon. L'économie a dit carrément "niet". La partie,

la plus moderne de la "nomenclature", en la personne de M. Gorbachev, a fait entrer en scène la

"pérestroika" pour, officiellement, réformer, reconstruire la structure du pouvoir, mais, en réalité, pour

essayer de retenir le pouvoir, coûte que coûte. Ensuite, il n‘y a que la bataille pour le pouvoir.

 

Qui est coupable ? Il y a certaines raisons, pourquoi la dernière tentative échouée d‘établir un paradis

sur terre a eu lieu, notamment, en Russie. Les paysans russes au XIX siècle quittaient parfois leurs

exploitations rurales pour aller chercher ailleurs une vie heureuse, une société juste dans une terre

bénie qui s‘appelait "Le pays de l'eau blanche" et qui se trouvait quelque part aux alentours de Pamir.

Ils ont dispau sans laisser de traces.

 

La culture russe possède ses propres spécificités: elle est spirituelle, messianique, collectiviste.

 

Le spiritualisme, qui veut dire la primauté du spirituel par rapport au matériel, est déjà bien présenté

dans l'orthodoxie russe - où les choses importantes ne se passent pas maintenant, mais dans le futur, et

pas ici, sur la terre, mais dans le ciel. Pour l'orthodoxie la vie quotidienne, en général, et le travail, en

particulier, ne sont pas d‘une grande importance. Le dicton russe dit: "Mieux vaut être pauvre et pâle

(cela veut dire "modeste") que riche et voleur."

Le caractère messianique de la culture russe est bien déterminé par une place spécifique prise par la

Russie entre l‘Est et l'Ouest dans tous les sens - géographique, historique, culturel, etc. Pour l'Est et

l'Ouest la Russie a joué un rôle du point de la liaison et parfois de celui-ci de la séparation. Donc, la

Russie prétendait avoir toujours son propre chemin à parcourir, son propre destin messianique pour

sauver le monde. A l‘époque médiévale la Russie se présentait comme l'héritière des grands empires

romain et byzantin: " Il y a eu deux Rome. Moscou sera la troisième et il n‘y en aura plus d‘autre."

L'esprit collectiviste du peuple russe est bien connu et on trouve ses traces un peu partout. Dans

l'économie - le noyau social du système agricole d‘ancienne Russie n'a pas été une exploitation privée

isolée mais leur ensemble ("obtshina"), dans la vie quotidienne - la tradition de l'entraide et du

sacrifice personnel aux intérêts des autres. Le dicton russe dit "La mort devant tout le monde est bien

belle ". Le dernier film d‘Andrei Tarkovsky, le metteur en scène russe, émigré en France, s‘appelle "Le

sacrifice".

Ces spécificités constituaient deux choses importantes dans la mentalité russe: le fatalisme et le

projectivisme qui étaient à la base même des événements de 1917 en Russie.

Le fatalisme russe suppose que l'homme est dominé par un groupe, par un Etat, par Dieu. Donc, son

destin est fatal, l‘homme lui-même n‘est pas capable d‘assumer sa propre vie, il n‘est pas libre. Au

fond, l'homme n'est pas une personnalité. Il est condamné à être guidé toujours par des forces

"supérieures" dans un but "supérieur".

Le projectivisme russe suppose que pour aboutir à une harmonie sociale, s'il n'y en a pas, il faut plutôt

refaire radicalement la société et l'individu selon un projet préétabli que d'essayer de les améliorer

progressivement sans déformer leur nature brusquement. C‘est à dire, les russes préfèrent une

révolution à une évolution.

Alors, avec des attitudes de ce genre on tombe facilement dans la tentation d'établir un paradis sur

terre par force en sacrifiant l'homme pour le rendre hereux...

 

Que faire ? La perte d‘un rêve, d‘un mythe au niveau de la nation entière a des conséquences très

graves: l'éclatement du système des valeurs fondamentales, le vide idéologique, les frustrations et les

angoisses des gens. Tout cela se répercute dans la vie politique et économique du pays.

M. Ilya Prigojine, le professeur de l'Université Libre de Bruxelles et le Prix Nobel de 1977, pense que

l'évolution d'un système ouvert, non équilibré et complexe est conditionnée tout d'abord par des

processus d'auto-organisation, par des petites interventions au niveau des éléments du système. La

Russie actuelle peut être traitée comme un système de ce genre. Donc, son développement dépend

aussi des changements spontanés qui se produisent dans la mentalité des gens. Dans cette optique, on

pourrait imaginer dans quelles directions souhaitables la mentalité russe pourrait poursuivre ces

changements.

 

Primo, il faut se débarrasser de toute illusion par rapport à l'Etat et arrêter de solliciter de sa part une

protection complète, une aide avec un visage humain sous prétexte que l'Etat, c'est nous. Mais l'Etat

n'est pas nous, c'est une chose différente de nous, avec ses propres intérêts qui parfois ne coïncident

pas avec les nôtres. Il faut nettement séparer le niveau étatique et le niveau individuel et ne pas les

mélanger pour éviter de retomber dans un piège totalitaire.

 

Secundo, si dans les conditions de la disparition des valeurs morales dans la société, vous avez envie

de les chercher, cherchez les plutôt au niveau individuel, autour de vous et en vous-même. Il faut

prendre dans vos propre mains la responsabilité de votre propre vie et de la vie des gens qui vous

entourent. Il faut restituer vos valeurs, si vous les avez perdues, ou les protéger, si vous avez réussi à

les sauvegarder, en partant de vos propres impératifs catégoriques intérieurs.

 

OH, LES LIVRES.

Dans ma jeunesse, je lisais beaucoup. Je lisais tout ce que je pouvais me procurer à la bibliothèque

familiale ou publique. Des livres de notre bibliothèque familiale, pour la plupart, était achetés, par

mon père. Elle a bien reflété ses préférences plutôt décoratives, liées avec un format ou une couleur

de reliures de livres, que ses préférences livresques, parce que mon père n'a pas eu habitude de lire.

L'ambiance de la culpabilité originelle du régime totalitaire n'a pas été propice au désire de savoir

parce que le savoir représentait évidemment un danger pour le régime. C'est pourquoi notre

bibliothèque familiale était composée exclusivement dans un but décoratif. Néanmoins, outre des

ouvrages idéologiques obligatoires - Marx, Lenine, Staline, on pouvait y trouver tous les grands

classiques de la littérature russe — Poushkine, Gogol, Tourgenev, Tolstoy, Dostoevsky, Chekhov et

certains classiques, admis officiellement, de la littérature occidentale - Dickens, Thackery, France,

Maupassant, Dreiser, London et, je ne sais pas pourquoi, Taleirane.

 

Ma mère a été tout le temps débordée par son travail à l'école et par le ménage à domicile. Mais, elle a

été attirée instinctivement par le côté miraculeux de la vie et elle cherchait dans les livres une

possibilité de partager cette vision avec des autres. En lisant des livres d‘une manière irrégulière, elle y

trouvait des images sentimentales, des passages passionnants qui conrmaient pour elle son

pressentiment, avec lequel elle était née, qu'existe une seule vérité dans le monde - l'Amour. La Vie et

l'Amour pour elle ont été inséparables. Elle m'a transmis ce message comme une mère transmet à son

bébé le sang par le cordon ombical. Je gardais toujours le sentiment d'être une partie de ma mère, de

sa chair, de sa personnalité. Je me sentais près d'elle à l'abri, protégé contre le monde hostile et

incompréhensible. J 'absorbais tout ce qu'elle me donnait avec une ferveur presque religieuse. Une

histoire racontée par ma mère, quand j'étais petit, est restée gravée dans ma mémoire.

 

Durant un hiver féroce un couple de cygnes est resté bloqué dans un lac gelé. La femelle fragile n'a

pas pu supporter les atrocités hivernales et peu de temps après elle a succombé. Le mâle pleurait

longtemps sa copine. Désespéré, il est monté au ciel pour s'envoler, en apparence aux pays du Sud,

mais brusquement il a plié ses ailes et il s'est écrasé contre la glace du lac à côté de sa bien aimée.

"On ne peut pas vivre sans Amour ”- disait ma mère.

 

Dans mon enfance les livres ont été pour moi un source inépuisable de la fascination devant des gens,

des plantes, des animaux, le monde entier. Le premier livre dont je me souviens a été un livre à

propos d'insectes et d'animaux de l'auteur allemand Brême, en deux volumes impressionnants, avec

des dessins magniques représentant la vie sauvage des insectes et des animaux. Pour moi cette vie

fantastique présentée dans le livre existait réellement, en parallèle avec notre vie quotidienne. Je me

souviens aussi qu'on lisait ce livre-là, le soir, ensemble, en haute voix. Toute la famille était assise

autour de la table ronde. Le livre, posé sur la table, était éclairé par une lampe avec un abat-jour vert.

Pour moi c'était un rite sacré, une nécessité vitale .

Ensuite, il y avait d'autres livres d'autres auteurs. Au début je ne distinguais pas clairement dans ce

euve des textes variés le principe les constituant. Je m'y baignais sans distinction et sans tenir

compte de ses sources souterraines qui l'alimentaient.

Mais petit à petit j'ai commencé à voir à travers ces eaux parfois bouillantes, parfois ruisselantes des

courants puissants qui m'attiraient, m'enchantaient. J'ai appris à les identier, les savourer. J'ai saisi

qu'ils ne sont que des manifestations faibles et ambiguës de la présence de leurs créateurs, de leurs

auteurs. A l'époque, je ne me rendais pas compte qu'un texte, un discours pourrait représenter une

valeur en soi-même. Pour moi l'Homme, devant lequel je me suis incliné pieusement, a été la valeur

supérieure. J'étais au commencement du processus de déication de l'Homme.

En lisant abondamment, j'ai découvert avec surprise, tout d'abord, et ensuite avec une certaine

amertume que la vie dans des livres était différente de notre vie quotidienne.

Dans les livres, elle a été puissante, passionnante, pleine d'amour ou de haine, débordée par des

événements surprenants. Bref, elle a été merveilleuse comme un feu d'artice. Tandis que ma vie

courante et celle d'autres gens était appauvrie par des sentiments et des événements. La vie, en

général, avait un caractère régulier et rigide - lundi, mardi, mercredi,... et encore lundi, mardi,

mercredi, etc. Parfois cette vie était grise et moche, supercielle, sans profondeur. Etant donné qu'en

ce temps-là j'étais un petit garçon, cette attitude s'est manifesté chez moi plus sous forme de

sentiments vagues et ous que d'une conviction ferme. Mais, d'une manière instinctive je fuyais la vie

réelle morose pour la vie livresque surréaliste où j'ai trouvé tout ce dont j'ai eu besoin.

 

Je regarde une photo de moi à cette époque, en 1950, je crois, où je suis debout, très tendu, en

serrant un truc dans mes mains. Je vois un garçon timide, silencieux. qui observe le monde autour de

lui par des yeux largement ouverts. Il attend quelque chose, attentif et perplexe. Il a l'air d'être

envoûte’ et angoisse' en même temps. Une phrase me vient dans ma tête, un titre d'un livre ”En

attendant Godot ". En ce temps-là je cherchais des choses sans savoir quoi exactement.

 

Une pierre envoilées 'immobilîse,

Circonvolution enchevêtrée d'une feuille jaunie en vol ,

En se pliant la voûte du ciel se plisse ,

L 'arrêt, un tintement d'oreilles, le commencement, etc.

 

Et j'ai trouvé dans les livres ce que des enfants trouvent dans des contes de fées: l‘amour, la beauté, la

vérité. Charles Dickens m'a apporté une tendresse et une compassion pour les autres. Aleksandre

Pouskine m'a transmis une admiration de la nature russe modeste et majestueuse avec ses champs

vastes, sans limites, ses forêts fabuleuses, enneigées et silencieuses en hiver, ondulantes et pétillantes

en été, et au-dessus de tout cela la voûte du ciel bleu sous laquelle vous vous sentez tellement petit et

insignifiant. Dans les livres de Nikolai Gogol j‘ai trouvé un éventail de caractères humains grotesques,

répugnants et attirants, étrangement semblables à certaines personnes que je connaissais en ce temps-

là. A travers des livres d'Anatole France, de William Thackery, de Théodor Dreiser j'ai senti les

pulsations de l'histoire, l'évolution, l'épanouissement et le déclin des cultures différentes. J'ai appris

les liens qui existent entre la société et l'individu ou sous forme d'une confrontation hostile et violente

chez Jack London ou d'une cohabitation pacifique et ambiguë chez Guy de Maupassant. Leon Tolstoy

m'a ouvert une porte vers la profondeur de la nature humaine et Fedor Dostoevsky m'a amené dans

l'espace des gens tourmentés, se trouvant dans une situation à la limite, où des questions maudites

surgissent et vous torturent sans relâche. Avec Anton Chekhov, je me promenais dans des couloirs

sombres des âmes humaines solitaires, je suivais leur envols et leur chutes.

Ces auteurs m'ont initié à cet univers magique, au monde humain. Je les en remercie.

 

En hiver il neigeait souvent et il faisait froid. Pendant la journée les fenêtres givrées faisaient passer

des rayons du soleil qui remplissaient la chambre avec des ondes de couleur rouge, violette, bleu

claire. en la transformant en grotte sous-marine où tout était mouvementé et joyeux. Après la tombée

du soleil, la lumière jaune de réverbères en pénétrant dans la chambre changeait le décor et la

chambre devenait une caverne, mystérieuse et illusoire dans laquelle des ombres se déplaçaient

capricieusement et produisaient des petits bruits étranges. Le soir, après être rentré chez lui, le

garçon, excité par des jeux avec ses copains, racontait d'une manière embrouillée à sa mère les

événements du jour, ses réussites et ses faillites. Il est arrivé quelques fois que le garçon pleurait

désespérément pour un sujet qui paraissait maintenant tout a fait insignifiant, par exemple, un

modèle d’avion non réussi. Sa mère le consolait et asséchait ses larmes, ces larmes infantiles. Mais le

temps est venu et le garçon prenait un livre et après s'être pelotonné dans un fauteuil près de la

fenêtre commençait son rite preféré. Il commençait à lire. Je le laisse parce que maintenant il a

besoin d’être seul.

 

THE MEN I LOVE

 

Dans le métro parisien, en face de moi, une jeune fille feuilletait distraitement un magazine dont le

titre en grandes lettres "THE MEN I LOVE " a attiré mon attention.

C’était la confession d'une comédienne américaine qui a présenté au grand public une liste des "men'

appartenant aux milieux différents: spirituel (le Dalai-Lama}, sportif (Magic Johnson}, artistique

(Jack Nicolson}, etc.

Une ”pub " parmi les autres, qui exploite la sexualité, mais j'ai retenu la phrase dans ma mémoire à

cause de sa simplicité captivante, d’origine américaine, je pense.

Un peu plus tard j'ai trouvé dans un autre magazine une autre comédienne, maintenant une

française, qui a question posée par un journaliste ”Qu'est ce que vous allez faire à Londres? " a

répondu, aussi, avec une simplicité formidable ”J'y vais aimer ”.

 

L'exploitation du sexe par les mass-média est tout a fait compréhensible. La motivation de base de

l'homme, son "Basic Instinct", d'après un film américain, est la survie, dont la Baise et la Bouffe sont

des apôtres. Mais le mot "amour", utilisé dans les cas précédents, prétend de dépasser, par apparence,

le simple sexe. Qu'est ce que cela signifie en réalité?

 

L'amour est un mot grave. Vous trouvez, par exemple, dans la Bible: "Dieu est Amour". Certains

parmi les athées pensent qu'aimer ou être aimé est une seule possibilité d'exister dans ce monde

absurde. L'amour est considéré par des gens qui vivent leur solitude dans une société hostile comme

un seul abri, comme un grand rêve. Enfin, comme le Grand Amour.

Y a t-il une liaison entre ces connotations de l'amour et des phrases d'usage médiatique du type "The

Men I Love"? Sûrement non. Mais ces phrases contiennent un certain message qui peut se lire dans le

cadre de la mythologie moderne.

On va essayer d'identifier ce message-là en faisant référence à l'ouvrage de Roland Barthes

"Mythologies".

 

Le mythe est une parole, un discours. Bref, c'est un langage qui fait partie de la sémiologie. En tant

qu'un langage le mythe contient trois éléments: le signifiant, le signifié et le signe. Le signe est le total

associatif des deux premiers termes, l'acte de signification, d'apparition du sens.

Par rapport au langage ordinaire le mythe peut être considéré comme un métalangage, parce qu'il utilise

des signes du langage ordinaire en tant que ses propres signifiants. Revenons à notre phrase "The Men I

Love".

"The Men 1 Love" en tant que phrase du langage ordinaire a comme le signifiant une structure

grammaticale, où il y a un sujet "I", un verbe "Love" et un complément objet direct "The Men". Le

signifié, exprimé par le signifiant, est l'ensemble des connotations liées avec une passion amoureuse

existant entre un individu et les autres, avec l'Amour, donc. Le signe, dans ce cas-là, est une

association de la phrase avec l'Amour. On peut dire, d‘une certaine façon, que c'est une phrase

"amourisée", excusez moi pour ce néologisme, qui fait naître le sens de l'Amour.

Maintenant, mettons la phrase "The Men I Love" dans son contexte original médiatique. Etant le

signe dans le langage ordinaire, cette phrase "amourisée" devient ici le signifiant, un élément du

métalangage, du langage mythique. Quel signifié correspond à ce signifiant dans le contexte

médiatique?

Le mythe, en tant que langage, transfère un message. Donc, le mythe fait partie à la fois de la

sémiologie et de l'idéologie. Du côté idéologique la fonction principale du mythe est "d'idéologiser",

d'imposer certaines valeurs. Le langage mythique des mass-médias impose des valeurs de la société

actuelle de consommation.

Donc, le signifié de la phrase "The Men I Love", comme le signifié de n'importe "pub" actuelle

dans le contexte médiatique, est un certain modèle de la société de consommation à suivre, imposé

aux lecteurs des mass-médias.

Dans ce cas particulier, c'est un modèle de comportement sentimental qui, de notre temps

postmodeme superspécialisé, est présenté par des spécialistes - des comédiennes, douées, en

apparence, dans ce domaine-là. Par conséquent, le signe du langage mythique sera une association

d‘une phrase "amourisée" avec un certain stéréotype du comportement social. On peut dire, avec un

effort, que ce signe mythologique est une phrase "amourisée" stéréotypée.

Mais quel sens fait naître ce signe-là? Le sens de l'Amour? Oui et non. Le sens de l'Amour provenant

de la phrase "amourisée" d'origine ici est essentiellement déformé.

Mise dans le contexte médiatique, la phrase "amourisée" d'origine est privée de ses aspects essentiels

d'intimité, d‘unicité, enfin, de son essence. Elle devient publique, commerciale, une "pub".

Finalement, elle est transformée en signifiant du langage mythique, en quelque chose insensée, par

définition.

Mais le mythe ne détruit pas complètement cette phrase. Elle est bien présente. On enlève seulement

son essence, non l'existence. Pour résumer, le mythe déforme mais n'abolit pas le sens de la phrase

"amourisée" d'origine: il l'aliène, plus exactement.

Au fond, le mythe est un langage volé. Le mythe capte l'histoire racontée par la phrase "The Men I

Love", la transforme en le signifiant mythique vide pour imposer un stéréotype social. Le stéréotype

Social, qui reflète en réalité certaines valeurs de la société de consommation, est lié ici avec le sens de

l'Amour émané de la phrase "amourisée" d'origine. A cause de cela, ce stéréotype se présente pour les

lecteurs des mass-médias s'associant à l'Amour, à ses aspects authentiques, donc, comme quelque

chose, en apparence, tout à fait naturelle.

Finalement, les lecteurs lisent le mythe à la façon d'une histoire à la fois vraie et irréelle, on peut dire,

de façon virtuelle. Cette transformation intentionnée de l‘histoire en nature, des images en faits, cette

virtualisation de la réalité est le principe même du mythe. Le mythe déplace ses lecteurs de l'espace

réel, existentiel dans l'espace mythique, virtuel.

L'informatisation quasi-totale de la société moderne produit une pression médiatique énorme sur la

vie quotidienne des gens. Les gens vivent de plus en plus dans le monde où la frontière, qui sépare les

faits et les images, la réalité et la virtualité, devient fragile et transparente.

Le monde se virtualise progressivement, de plus en plus, il se manifeste pour les gens exclusivement

sous la forme de mythe. La vie et le mythe deviennent synonymiques.

Est ce que cette conversion de la vie en mythe apporte du bien ou du mal aux hommes?

 

Au niveau sociétal, l'augmentation du rôle de l'imaginaire collectif, du mythe dans le cadre du

processus actuel de transformation d'une société des individus dans une société des masses paraît

inévitable. Plus la société est mythologisée, plus l'auto-contrôle de la société est efficace et la

manipulation des gens par celle-ci devient presque parfaite.

Au niveau individuel, la mythologisation de la vie quotidienne se ressent généralement comme une

menace de perte de vitalité, d'identité, de dilution totale de l'individu dans la sousconscience

collective, dans un océan virtuel sans frontières. Mais, c’est une réaction tout à fait normale parce que

l'individu est en train de disparaître dans la société de masses à venir.

 

Cela n 'est pas par hasard, à mon avis, que le film du metteur en scène britannique Peter Greenaway

"The Falls ”, d'une durée de 3 heures, est composé par quatre vingt douze descriptions purement

imaginaires des VEI (Violents Evénements Inconnus} qui se sont produits avec des gens dont les noms

commencent par ”Fall". Les biographies des Falls, leur discours, leur relations entre eux, leur

problèmes et leur mort, tout cela est une pure imagination, un mythe monté.

Mais, dans le film la vie de ces gens-là a l'air d'être réelle. Enfin presque, comme la vie des gens,

prononçant dans des magasines les phrases "The Men I Love”, et comme la nôtre, d'ailleurs.

 

L'ECOLE SELON TRUFFAUT

 

Le film "Les quatre cents coups" de François Truffaut m'a donné l'impression que la vie d'un écolier

est identique partout, en France ou en Russie, peu importe. Parce que je crois qu‘elle fait partie de

l'enfance dont les petites peines et les petites joies sont universelles et fondamentales. On dit que

l’école est un bon endroit pour forger une personnalité future, un adulte à apparaître et être intégré,

ensuite, dans la société. Bien sûr, c'était vrai, mais, moi personnellement, j'imagine toujours que des

adultes ne sont que des enfants vieillis, habillés convenablement, cravatés, et qui revivent, encore et

encore, leur enfance perdue.

 

Mon école à Moscou a été un endroit morne et triste, pas en apparence, mais je la voyais comme ça.

Les premiers jours à l'école j‘ai senti une pression de l'extérieur, une tentative, visant à me plier, me

mouler sur un modèle inconnu pour moi. C 'était, je crois, un processus inévitable d’intégration dans

le monde des adultes, dans la société humaine. Il fallait apprendre les règles du jeu: l'importance du

travail, l'obéissance aux adultes sans contestation, la hiérarchie du pouvoir dans un groupe, etc. Je

considérais instinctivement ce processus comme une chose pas hostile, mais incongrue et fatale.

Donc, je résistais intérieurement, en cachette, à cette invasion offensive, en me représentant devant

des gens comme un enfant docile et loyal. Après quelque temps d 'essais et de fautes dans ce domaine

mimétiquej’ai réussi, nalement, à me mettre dans la peau d'un personnage tout à fait socialement

convenable.

 

L'école s'élevait sur la rive de la rivière Moscou comme une masse sombre et amorphe, comme le

château d'un souverain anonyme, émanant autour de lui une odeur âpre de culpabilité et de brûlé, à

cause du gazon couvert par la scorie. La façade de l'école de couleur jaune pâle a été couverte par de

multiples fenêtres rectangulaires, alignées horizontalement et verticalement. En apparence, les

fenêtres ne laissaient pas passer la lumière à l'intérieur de l'école et elles se présentaient comme les

yeux d'un aveugle, immobiles et ternes. Mais parfois, un rayon du soleil, renvoyé par hasard par une

fenêtre, entrait directement dans l'oeil d'un observateur extérieur et celui-ci stupefait voyait

l'apparition brusque d'un point brillant dans l'opacité de son champs visuel. Tout a été différent à

l’intérieur de l'école. Les murs et le plafond blancs, éblouissants, le parquet brun bien astiqué, les

portes géantes de couleur rouge sanglant, les escaliers ajourés, se répondant partout comme une

toile d'araignée. A l'étage, le long couloir a disséqué l'école en deux parties inégales: d'un côté il y

avait des classes et de l'autre — des fenêtres sortant dans la cour de recréation. L'école s'est

immobilisée dans la cour comme une énorme machine à vapeur avant de se lancer dans le labeur de

fabrication en chaîne.

Après mon premier jour à l'école, j 'ai dit a mes parents que je n'y reviendrai jamais.

 

Mais si, j'y suis revenu, naturellement. Et après très peu de temps tout a été complètement oublié.

L’école est devenu pour moi un lieu privilégié de rencontres avec mes copains, un source inépuisable

de connaissances de toutes sortes, une compétition pour être le premier.

Je voyais la plupart des professeurs comme des gens bizarres, même ennuyeux, parfois, mais il y avait

aussi des gens très sympathiques. Le professeur de physique, un homme fragile et nerveux, souffrait

énormément, j'imagine, du “je m‘en foutisme” des élèves concernant tout, en général, et des miracles de

la nature, en particulier. Par contre, quand il montrait comment l‘électricité apparaissait dans des ls

plongés dans un concombre salé, il frissonnait de joie de découvrir une chose fabuleuse. Je l'ai bien

observé pendant ses péripéties et sa fascination devant la nature, qui nous dépasse souverainement,

m‘a marqué à jamais. Je l'en remercie.

 

Les premiers liens d'une amitié infantile se sont noués, aussi, à l‘école. J‘ai été attiré par ces relations,

fragiles et douces, avec les autres. Elles me paraissaient étranges, exceptionnelles, ayant quelque

chose en commun avec des histoires que je lisais dans des livres. J 'avais déjà des soupçons au sujet de

la réalité de ces histoires mais cela ne m‘empêchait pas d‘avoir des frissons en lisant la scène suivante

"...le garçon regardait en silence sa silhouette perdue entre ciel et terre. Elle s‘éloignait lentement et

inexorablement et il ne pouvait rien faire. Quand les rayons du soleil couchant ont touché ses cheveux

roux ardents, un point purpurin brillant a surgi momentanément et disparu tout de suite. Le garçon a

retenu cette image douloureuse pour toute sa vie." Moi aussi d‘ailleurs, et par une coïncidence, tout à

fait hasardeuse, j‘ai toujours eu ensuite une faiblesse pour les lles rousses.

A cet âge innocent, je donnais la préférence dans mes relations amicales aux garçons. Les filles

attiraient ma curiosité, bien sûr, mais les filles ont été trop différentes, imprévisibles et parfois

capricieuses. L'amitié avec les garçons était pour moi plus naturelle, plus cordiale et durable. Je me

souviens avec tendresse d'un garçon, qui s'appelait Misha, avec lequel je partageais les jeux, les soucis

et les passions de notre enfance commune.

 

Je me souviens un soir d'hiver, il neigeait abondamment et il faisait noir. Nous allions avec Misha en

traîneau dans la cour de notre maison. Quand Misha est entré dans le cercle jeté par un réverbère

par terre, il s’est tourné vers moi et il m'a souri. Je regardais son visage à travers la neige tombante

et j 'ai senti soudain une tendresse profonde. Il est resté ainsi dans ma mémoire durant des années. Je

l’ai rencontré par hasard vingt ans plus tard et il m'a paru intact comme il était auparavant — timide

et résistant, réservé et chaleureux. Il est mort subitement d'un cancer six mois après cette rencontre.

Adieu, Misha. Je t'aimais tant.

 

Elle est très proche de moi cette idée que François Truffaut a exprimée dans son film "La chambre

verte". Nous sommes tous formés par nos relations avec les autres, nous ne sommes qu'un point

d'intersection de ces relations. Et si les autres meurent, c'est tellement naturel et indispensable de

garder leurs images, leurs gestes pour que nous continuions à subsister à travers eux. Cela reprend

l'idée du philosophe russe Fedorov qui croyait qu'on pouvait ressusciter les gens morts à partir de

leurs traces restées dans l'univers. Il professait qu'il fallait restaurer cette chaîne unissant les vivants et

les morts. Dans ce but il fallait réorienter le progrès technique pour assurer la résurrection totale des

morts. C'est pourquoi, son disciple fervent, Tsiolkovski, a inventé le principe de la propulsion par

réaction dans le cosmos pour transporter des morts ressuscités vers les planètes voisines. Encore un

rêve russe inachevé, visant dans ce cas-là l'installation du paradis au niveau de la galaxie toute entière.

C'est étrange, mais après avoir terminé mes études à l'école, j'ai coupé tous les contacts avec mes

amis. Il me semble que je sentais la nécessité de fuir en avant, d'abandonner le passé pour le futur à

venu.

 

La ligne interrompue par traits d'union,

En évitant des attouchements légers,

Montée languissante de la poussière,

L 'arrêt, la continuation, la pause.

 

UNE SCENE DANS LA RUE EN DEVENIR

 

Au printemps, en sortant du lycée Janson De Sailly trois filles et un garçon se sont arrêtés dans une

rue près de l'arrêt du bus pour bavarder un petit peu avant de se disperser après une longue' et

épuisante journée à l'école.

 

Maintenant que le temps a passé, je vois cette scène comme une stop-image d'un film muet en noir et

blanc. Les personnages grotesques se sont figés dans des postures invraisemblables avec leurs

membres disloqués et leurs grimaces exagérées. On peut imaginer une situation très agitée qui a été

interrompue brusquement par un accident technique sans importance. Cela attire l'attention, fait naître

le désir de reconnaître l'anecdote inventée par le metteur en scène et apprécier ses tentatives

désespérées de la réaliser sous forme dite audiovisuelle.

 

En temps et lieu, quand la scène était en train de se dérouler, elle était bien vivante, remplie par un

tohu-bohu d‘une rue un après-midi de printemps, par vacarme des sons de toutes les sortes, par des

couleurs Vives et éclatantes, vertes, roses, bleu claires, ées. Le fond de la scéne fourmillait de

piétons flänant, de mouvements rapides et oscillants d'ombres sur le trottoir, des élevés, se déplaqant ä

une vitesse vertigineuse et s'arrétant brusquement comme des mouettes alertées dans une baie.

Les personnages principaux, les trois fllles et le garqon, composaient une structure en pleine mutation

dont les éléments se heurtaient, se collaient les uns aux autres, en se flgeant pour un instant comme un

cristal liquide et instable qui se scindait tout de suite en mille éclats vibrants et scintillants; et cela

recommencait... Un nuage de moustiques en agitation autour d'une lampe pendant une étouffante

soirée d'été.

 

J 'étais assis sur un banc de la station etje ne pouvais pas entendre de loin les paroles prononcées

par les filles et le garcon. Mais c'était sans importance, parce que a leur äge, ce tendre äge de

l'adolescence, la forme des paroles échangees compte plus que le contenu. Enfait, les paroles pour

eux représentent des symboles, des signes a contempler et a partager. Donc, l 'intonation, les détails,

les demi-teintes sont le vrai contenu de leurs conversations, pittoresques et épheméres comme "un vol

de papillon au-dessus du champ de colza. "

 

Il me semble que je me suis rendu compte de l'importance de cette scéne vécue devant moi par trois

fllles et un gargon comme le héros de "La Nausée" de J .P. Sartre qui a été brutalement frappé pendant

sa contemplation méditative par l'existence de l'arbre et de ses racines multiples. Au début je me

sentais aussi mal ä l'aise devant cette scéne-lä, futile et anodine en apparence. C'était un petit fragment

de la vie de chaque jour dans laquelle nous sommes engloutis jusqu'au cou, n'ayant pas la force de

prendre de la distance envers celle-ci, et donc, incapables de la sentir et de la percevoir. Mais cette

scéne-la me donnait un pressentiment, tendu et perturbé, que je ne pouvais pas défmir exactement.

Cela me génait et tout a coup, une sensation étrange, mais bien précise m'a envahi. J 'étais un témoin

du moment subtil et sublime, du moment de la vie "en devenir".

Le devenir comme une notion philosophique est apparu déjä chez Platon qui distinguait les objets, pris au

moment fixe, et qui, gräce ä cette flxité, sont finis et mesurables, et les objets en devenir, qui fuient le

présent, se trouvent "entre-temps" et font simultanément apparaitre le passé et le futur , En

conséquence, le devenir fait še confondre, s'entreméler tous les sens. L'objet en devenir, en

agrandissement, par exemple, est plus grand et plus petit en méme temps: il est plus grand qu'il a été

au passé et plus petit qu'il sera au futur. Donc, le sens se brouille en nous laissant stupéfiés par cette

démarche inatténdue.

 

Les trois filles et le garcon se trouvaient au beau milieu du fleuve de leur vie. Le ruisseau pétillant de

l'amont, de l'enfance, se transformait en aval dans la riviére large et ondulante de ]'äge de raison, du

monde des adultes. Ils étaient des enfants et des adultes ou ils n'étaient ni des enfants, ni des adultes.

La naiveté et la fraicheur de leur comportement, leurs gestes nonchalants, leurs cris d'allégresse se

mélaient déjä avec la gravité accentuée de leurs phrases bien modulées, leur mimétisme

cinématographique annoncé en avance, la rigidite' des röles dorénavant attribues: La Belle, La

Douce, La Compréhensive, L'Indécis. Le carréfragile qu'ils composaientfut déstabilisé par

l'apparition imprévue d'un autre garcon sortant du lycée. Il était plus décisif en apparence, donc,

avec une prétention pour le röle de l'Amant . L'Amant a amené La Belle Dormante en dehors du Bois

pour parler tranquillement defutilités d 'importance. Les autres se sont disperses petit a pelit, ayant

perdu le mobile de leur rencontre provisoire. Cela ressemblait a un Guignol déjä vu millefois.

Apparition, disparition, des événements en devenir.

 

Il me semble qu'au moment ou cette scéne s'est passée a la périphérie de ma perception, l'abstraction

"le devenir" est entrée dans ma conscience d'une maniére brutale et elle est devenue une chose

pour moi, presque palpable. C'est a dire que la soi-disant "réalité" de la vie quotidienne,

l'existence socialement conditionnée, se manifestent "normalement" sous forme d'une bande grise

infinie qui se déroule en se répétant sans cesse. Cette "réalité" engourdissante nous murmure pour

nous calmer, pour nous réduire à l‘état purement végétatif: "Tout va bien, tout est simple, il n‘y a pas

de problèmes". A de rares moments, cette "réalité" inébranlable peut se briser quand même en faisant

entrer dans notre conscience un sentiment aigu du "vrai", de quelque chose qui nous dépasse ou plutôt

nous ouvre la porte vers notre nature immanente et authentique. Et c‘est en ces moments-là que nous

existons vraiment dans notre plénitude jadis prédestinée.

 

La Douce, avant de disparaître définitivement, s'est assise pour quelques moments sur le même banc

que moi. Elle se balançait comme si elle cherchait un point d'équilibre. En regardant distraitement

autour elle, elle a tourné sa tête, s'est heurtée à mon regard attentif et a disparu en laissant derrière

elle un faible sourire, doux et âpre qui mit longtemps à se faner dans l'air printanier, jusqu'à l'arrivée

de mon bus.

 

Il était couché sur le sable,

Où il traçait et effaçait une série de signes.

Ils étaient comme des lettres des rêves

Qu'on est sur le point de comprendre et

Qui brusquement se brouillent.

L'Aleph / J. Borges

 

CUIVREDESBOULES

 

"Исколькостоитмедныйшар ? – спросиляпродавца. – Маленькийстоит вдваразаменьше, чем

средний, ну, абольшой,соответственно. – Ответилмнепродавец.»

Par ces phrases-là commence une nouvelle dont le titre est "Boules de cuivre", écrite par

Youri K.

 

"Et combien coûte une boule de cuivre? - J 'ai posé cette question au vendeur. - La petite coûte deux

fois moins que la moyenne, et la grande, respectivement. - Le vendeur m'a répondu. ”

En les récitant en ce momentje me laisse envahir par une chaleur de gratitude qui me déborde et me

relâche lentement. Restent seulement des tracesfloues, des souvenirs lointains qui s'esquissent quand

je pense à ces relations étranges qui nous liaient à l'époque, mon ami Youri K. et moi. Les relations

auxquelles, avec le temps qui passe, je tiens de plus en plus. Ces relations-là, on les nomme parfois à

la hâte, comme”amitié”.

 

L'amitié n‘était pas le thème de la nouvelle "Boules de cuivre". Cette nouvelle traitait, sous forme

d'une histoire toute simple, un type particulier d'activité symbolique de l‘homme, l'art, et aussi de

l'ambiguïté du rôle joué par l'art dans la vie humaine. Il est vrai qu‘une autre nouvelle de mon ami

s‘appelait, il me semble, "De l'amitié et de la camaraderie" où il constatait avec humour qu‘il cherchait

partout dans sa vie "l‘amitié et la camaraderie dont on a tellement entendu parler", et qu'il n'avait

finalement jamais trouvées.

Pour être exact, mon ami, qui appartenait, comment dirais-je, plutôt à l‘époque de la Renaissance qu'à

la nôtre, a écrit beaucoup de nouvelles, a peint plusieurs tableaux et a composé quelques pièces

musicales. Dans ces oeuvres on pouvait sentir une ambiance ineffable de piété humaine devant des

choses "simples", devant la vie, enfin. C‘était très émouvant pour moi, comme un message d'espoir

venu d'ailleurs, et je l'en remerciais car à l‘époque je m'étais égaré dans des parages labyrinthiques de

la ratiocination.

Maintenant cette phrase venue du passé "Et combien coûte une boule de cuivre?" me bouleverse à

nouveau et m'oblige à repenser à notre "amitié" pour revoir des rapports qui se tissaient à l'époque

entre nous, entre "les boules". Parce que je ne voudrais pas perdre une chose essentielle de nos

rapports, "leur cuivre" ou "l'or de l'amitié", si vous voulez.

 

A présent, il est acceptable de dire que l'homme est un discours, qui plus est un discours intentionnel.

Cela signifie que le monde humain est construit comme un réseau de dipôles dont des pôles sont

différent mais égaux et ne peuvent pas exister isolément l'un de l'autre. Ils sont soudés par des

rapports bilatéraux. Bref, l'élément de base de la société humaine est un couple des sujets échangeant

en permanence des messages réciproques.

Dans cette optique, mon existence se présente sous forme d'un modèle simple: en tant qu’un sujet,

j'envoie un message à un autre sujet, à autrui, et j'en reçois, à mon tour, de sa part.

Mais quelle est la nature d'autrui ? Est-elle une réplique authentique de moi-même, ou mon adversaire

totalement opposé ? D'une part, nous devons être assez différents pour qu'un échange d'information

ait lieu (pas de différence, pas d'information à échanger). Mais, d'autre part, nous devons avoir

quelque chose en commun, la même codification d'information, par exemple, pour que l'information

échangée soit accessible et compréhensible pour chaque sujet. En résumé, autrui est comme moi et il

ne l'est pas en même temps.

 

Maintenant, je vois plus clairement ce que nous unissait et nous distinguait à l'époque, mon ami

Youri K et moi. Nous étions tous les deux fascinés par la vie et nous avions refusé d'emblée son

interprétation simpliste et utilitaire inventée par des adultes compétents. Nous sommes devenus des

complices, des rebelles contre "le bon sens" qui ne lassait aucune place pour l'énigme de la vie

miraculeuse, mais chacun à sa propre façon.

Moi, en cachette, avec mon masque docile et serviable à présenter devant tout le monde et avec ma

violence purement verbale et sans conséquence, destinée à mes interlocuteurs de hasard. Lui,

ouvertement, avec un sourire distrait qui dérangeait les gens, toujours sur ses gardes, qui lui donnait

un air absent d'un oisif , tandis qu'en réalité il était un grand laborieux.

Ayant en commun une aliénation totale envers une société totalitaire bien organisée, nous avions

utilisé des approches différentes pour dépasser la réalité grisâtre d'un mode de vie socialement

imposée. Moi, avec une ferveur analytique, venant de mon éducation de base, j'essayais d'achever une

besogne acharnée sur la deconstmction des notions prétendument immuables. Très souvent la

deconstruction aboutissait à une destruction, toute courte, dans laquelle le vainqueur perdait tout,

résumant en une seule phrase "Il n'y a rien là-dedans".

Par contre, mon ami Youri K. utilisait plutôt une approche soi-disant constructive. Il construisait des

paysages imaginaires, féeriques que le train-train de la vie journalière ne venait jamais gâcher. La, des

gens composés de taches monochromes — rouges, bleues, vertes - se déplaçaient librement dans

l'espace sans pesanteur entre des arbres, des chiens et des étoiles. Ils prenaient leur temps, en s'arrêtant

pour le moment et en se figeaient dans des postures maladroites, comme des oiseaux par terre, et

prononçaient des mots simples, qui sortaient comme des boules d'air des profondeurs des eaux claires

et transparentes. Réunis en petits groupes, les gens jouaient une musique qui ressemblait à celle "de

fruits craquelés par la chaleur d'un jour d‘été". J'avais impression, parfois, que nous avions réussi,

malgré toutes nos divergences apparentes, à passer quelques temps ensemble dans ce pays des

merveilles qui n'existait que dans nos fantaisies réunies. Mais, il n'empêche que ce pays était bien réel

et préférable pour nous.

L‘amitié réunit les êtres humains, les arrache à leur agitation chaotique dans le fleuve de la vie et les

cimente dans des configurations imprévisibles qui soit disparaissent avec une amertume réciproque,

soit persistent à jamais. L‘amitié est un privilège de l'homme et son besoin vital de l'autre pour

coexister, pour partager des choses essentielles, pour vivre au travers ce sentiment.

Mais sur quoi se base-t-elle, l‘amitié ? Au première vue, on peut dire sur une sympathie. Il (elle) est

sympa, alors on devient amis. Ce n'est pas évident. Dans notre société commercialisée, être

sympathique signifie normalement être agréable à consommer. Si vous êtes sympa pour moi, c'est

parce que vous me rendez sûrement des prestations variées - distractives, sécuritaires et vice versa,

naturellement. L‘autre est conçu dans ce contexte comme un complément fonctionnel dans un acte de

consommation. Ces relations ressemblent étrangement à un marché conclu entre des consommateurs

et des producteurs qui n‘a rien à voir au fond avec l‘amitié.

Et si l'on remplace la sympathie par l'empathie ? L‘empathie signifie une participation dans la vie de

l'autre, un partage d‘expériences vécues séparément, enfin une tentative de fusion avec l'autre. Si

l'empathie est à la base de l'amitié, on peut constater que l'amitié est un phénomène extraordinaire,

très proche de l'amour. Parfois l'amitié se transforme en amour comme c'était le cas de Paul Verlaine

et d'Arthur Rimbaud, par exemple.

 

Avec Youri K. nous avons réussi à partager beaucoup des choses, surtout dans le domaine

artistique. Nous faisions des tableaux communs à vendre, qui se trouvent maintenant, j'imagine,

quelque part en Russie. Les autres tableaux communs, destinés à une exposition solennelle à

Moscou, n‘ont pas été acceptés par une commission de sélection trop soupçonneuse vis-à-vis de deux

auteurs peu connus. Nous écrivions des livres en commun en tapant à tour de rôle sur une machine à

écrire des morceaux de texte. Nous faisions aussi des collages de nos textes poétiques que nous

chantions mélancoliquement avec notre propre accompagnement de piano au concert public. Nous

produisons des films composés de diapos en nous inspirant de la technique du réalisateur fiançais

Chris Marker qui dans son film ”La jetée " avait montré qu 'un geste arrêté est plus intéressant

visuellement que celui en mouvement.

Notre coopération se passait comme un dialogue de pair où les interlocuteurs se faisant une

confiance mutuelle absolue, s'échangeaient des messages pour prouver et approuver des choses qu'ils

pressentaient simultanément. Une illustration de cette cohésion et cette compréhension mutuelle

presque parfaites était ces pièces de théâtre d‘improvisation que nous présentions, de temps en temps,

devant nos amis ou en public. Au début des spectacles, on expliquait que nous, les auteurs, avions

écrit un scénario détaillé, que nous avions élaboré une mise en scène sophistiquée, et appris par

coeur les textes pour des rôles distribuésm, tout cela, finalement, pour faire plaisir aux yeux des

spectateurs. Tout était faux. Tout était improvisé sur place.

C ’est vrai, il y avait le plaisir, mais c'était notre plaisir à nous qui venait d'un sentiment de liberté

absolue d'existence dans l ‘espace de notre imagination commune déployée sur scène. Durant le

spectacle, la frontière entre cette vie artificiellement construite et la vie dite ”réelle " disparaissait

pour nous définitivement. Les spectateurs participaient seulement à une transformation de cet

événement étrange en manifestation artistique, de la même façon qu 'un cadre attribue à une toile

peinte un statut de tableau destiné à être accroché sur un mur.

 

Le triptyque du peintre britannique Françis Bacon, acheté par le Centre Georges Pompidou, représente

un homme qui se trouve assis sur un vaisseau, dans un fauteuil et par terre. La manière violente du

peintre disloque le corps, le déforme, produit sa fusion avec les objets de l'entourage. Il est très

frappant comme une image d'état d'âme, celui d'un solitaire qui se trouverait dans un environnement

hostile et stérile. Nous sommes en présence d'une oeuvre artistique d‘une valeur indéniable qui est

déjà entrée à jamais dans la culture . Mais le triptyque s'inspire quand même d'une histoire toute

simple.

C'est une histoire de relations amicales entre Françis Bacon et un homme humble qui a été emmené à

l'époque par Bacon de Londres à Paris. Là, à l'hôtel, cet homme, on ne sait pas pourquoi, s'est enivré,

a avalé une grande quantité de somnifères, puis s'est traîné quelques temps par terre dans sa chambre,

essayant de s‘installer dans un fauteuil et a fini par vomir dans le vaisseau de toilette. Finalement, cet

homme est mort. Donc, le triptyque, étant une oeuvre d'art moderne renommée, est, en même temps,

le témoignage quasi documentaire, d‘une amitié brisée, tout simplement.

 

Les sourds de naissance dans la haute mer,

Desfeuilles d'un caillou, cassé par hasard.

On observe simultanément

Une chutefulgurante des oiseaux,

Une verticalité longue de la montée des paillettes dispersées.

 

"FEMMES, VIDEO ET CONFESSIONS"

 

Paris est une ville cosmopolite, la Grande Arche de Noé. Avide de découvrir les autres cultures, de faire

la connaissance des gens des pays dont je gardais les réminiscences tirées des livres, du cinéma, de mes

fantasmes, j'avais, maintenant, cette rare occasion de les voir, de les écouter et de leur parler directement.

Des femmes sont, habituellement, plus disposées à se confesser que des hommes. Les derniers ont été

préoccupés par quelque chose de beaucoup plus sérieux et ils n‘avaient pas de temps à perdre.

Je préférais écouter les autres que parler moi même, alors, j‘ai élaboré une méthode astucieuse pour

faire parler les femmes, en jouant de leur faiblesse narcissique. ] 'ai eu une vidéocaméra et je proposais

aux femmes de jouer un petitjeu: je les filmais en vedette, en posant certaines questions, et elles

répondaient spontanément, à leur guise. C'était simple et, en plus, j'ai proposé de les filmer en plein

air, dans un endroit pittoresque, le Bois de Boulogne ou le parc Montsouris. Après quelques

hésitations, elles acceptaient.

Après avoir terminé un film, j'y ai inséré certains fragments que je filmais auparavant un peu partout:

dans les rues, aux musées, dans les salles du cinéma. Tenant compte que ces fragments ont été

enregistrés sur la cassette du film d'une manière arbitraire, on ne peut pas prévoir le résultat final de

ce mixage. En quelque sorte, c‘était un montage "fatal". Les effets obtenus du montage fatal parfois

ont été surprenants.

J ‘ai fait tout cela dans les années 1992/1993, bien avant la sortie du film américain "Sex, vidéo and

lies“. Donc, je crois, que j‘ai une certaine priorité dans ce domaine avec mes cassettes enregistrées

comme une pièce à conviction. '

 

Carmen était espagnole. Elle me rappelait une anciennefigurine égyptienne d'ivoire que j ‘ai vu au

Louvre. Cinq centimètres de hauteur, datée de deux millénaires avant JC.

Sa tête inclinée un peu en arrière, ses épaules serrées, ses yeux demi—ouverts. Elle regardait devant

elle, distante et perdue, prête au sacrifice dont on n'en a pas eu besoin. Dans son récit elle se

souvenail de son enfance, de son oncle avec lequel ellefaisait des longues promenades à bicyclette.

L'oncle lui racontait chaquejour des histoires drôles où elle était la princesse sur une île isolée et y

vivait entre ”el cielo” et ”la tierra". Carmen prononçait ces mots en espagnol avec ”l”, épais, lourd,

et ”r” ressemblant au tonnerre du printemps. Dans les histoires de son oncle, l’imaginaire remplaçait

la réalité qui était hostile et incompréhensible, la réalité des parents de Carmen, en particulier, et de

l'Espagne de Franco, en général, avec le totalitarisme omniprésent et le conformisme étouflant de

chaquejour.

Sonfrère aîné, "l'enfant terrible " de la famille, rebelle et anarchiste, a été la seule personne avec

laquelle elle pouvait partager ses tourments sentimentaux et ses réflexions. Un jour, il a disparu et on

l'a retrouvé après six mois en Italie. A cette époque Carmen se sentait angoissée et coupable parce

que ses parents l'avaient traitée comme "la mauvaise " qui suivrait le chemin battu par son frère aîné.

"Mais, je ne crois pas que j 'étais mauvaise. Parce qu'une vraie mauvaise n'accepte jamais qu'elle est

mauvaise " — dit-elle, en inclinant sa tête et souriant.

A l'âge de vingt quatre ans Carmen a connu Guido, un ami italien de son frère aîné, dont elle est

tombée amoureuse. Alors, elle s'est enfuie avec lui pour vivre ensemble. Cela a été un choc terrible

pour ses parents et ils ont coupé tout contact avec elle pour quelque temps. ”Guido était différent des

autres. Il avait ses propres pensées, ses idées à lui. A l'époque il savait ce qu 'il fallait faire. Je me

sentais en sécurité avec lui. Maintenant il a changé, il est devenu plus conventionnel, comme l'est

mon frère aîné d'ailleurs. Il est très pratique et il a l'air assuré. Mais maintenant c'est moi qui lui

donne l'abri, c'est moi qui lui fournit le sens de la vie. Parfois, c'est dur d'assumer ses

responsabilités, toute seule. Je l'aime. Nous avons pris ensemble la décision de ne pas avoir d'enfants " -

dit-elle.

Une fois nous sommes allés avec Carmen au cinéma pour voir le film de John Cassavetes. Elle était

assise à côté de moi, immobile et paisible, dans une posture drôle d'un enfant endormi. Je l 'observais

en cachette, son profil allongé, sa respiration lente et irrégulière, les mouvements, à peine

perceptibles, de ses mains sur ses genoux. Visiblement, elle a été gênée par mon regard attentive. Elle

s'est tournée vers moi, une faible sourire a efi'leuré son visage et s'est envolé petit à petit.

 

Tù, la de aquella tarde,

No eras la tù que eres.

Ay, no, no, no eres mia !

En donde, en donde

Estas tù, aquella,

En donde, di, que no eres mia ?

 

Juan Ramon Jimenez

 

Avec ma femme, Galina, nous avons rendu visite à Carmen et son mari, Guido, à Barcelone. Là, on

s‘est disputé violemment à l‘occasion d'une discussion politique sans importance. Je le regrette

beaucoup parce que cet incident stupide a rompu nos relations amicales.

 

J 'aime, ma femme Galina. Cela me parait tellement évident que je trouve à peine les mots

convenables pour décrire nos relations simples et transparentes.

 

Galina est russe comme moi. Elle est tendre, douce et belle. Elle évite la foule et préfère être seule.

Elle aime les enfants, les personnes âgées, les animaux, surtout les chiens, la soupe aux champignons

et la bouillie de sarrasin, les fleurs des champs et moi, par exception. Elle adore s'occuper des

autres, consoler les gens, travailler dans le jardin potager, lire, parler avec ses amies au téléphone,

préparer des petits plats, écrire des lettres. Elle n'aime pas être dépendante, arriver en retard, ne pas

tenir ses engagements, elle déteste le désordre et l'insolence.

Au début de nos relations, il y eut un accident. En hiver, Galina est venue de Saint-Petersbourg a

Moscou en mission à l'Institut oùje travaillais à l'époque. Quand elle marchait dans les rues gelées

de Moscou, son pied a glissé, elle est tombée et s'est cassée la main. Je lui ai rendu visite à l'hôpital

plusieurs fois. Au début elle était très réservée et m'a considéré comme un homme bizarre dont les

propos la dérangeaient et qui lui posait les questions insolites, parfois sans réponses. Elle était

souvent agacée et tendue pendant nos rencontres mais je parlais inlassablement et petit à petit les

phrases enchaînées ont produit un miracle. Elle a commencé a m'écouter et j 'ai réussi, finalement, à

lui faire passer le message me concernant, mes réflexions, ma vision du monde. J imagine que pour

elle c'étaient les paysages désertiques, stériles, délabrés où planait une âme perdue en quête de

l'accomplissement insaisissable. Instinctivemem, comme une femme, elle sentait le côté tragique de la

vie humaine, ”le goût amer de la terre dans sa bouche”. Pleine de vie, elle ne pouvait pas partager

mon chagrin, mais, par compassion, par bonté elle pouvait l'accepter, m'aider à porter le fardeau de

mes doutes et de mes souffrances. Elle a commencé à m'aimer.

Je me souviens de sa silhouettefragile contre la fenêtre givrée dans les rayons estompés du soleil

d’hiver, de son sourire doux, distrait quand elle donnait des miettes de pain aux canards sous le pont

de la Neva, des larmes dans sa voix quand elle réclamait, impuissante, contre une injustice, de ses

mains mouillées qui touchaient et déplaçaient en douceur des légumes sur une assiette blanche, de

son visage calme et serein quand, un soir d'automne en Estonie de Sud, elle regardait des feuilles

mortes, rouges, jaunes, éparpillées sur la surface noire d'un lac. Je veux croire que je me souviens de

tous ses gestes quand nous étions ensemble, de tous ses mots durant nos conversations, de tous les

petits signes d’aflection que nous échangions. Je l'aime.

Galina a amené la tendresse, la plénitude, la compréhension. Mes doutes, mes sentiments

d'aliénation et de manque d'authenticité sont devenus moins persistants. Galina les a absorbés, les a

dilue's comme la mer qui recule, s'ouvre devant des rafales violentes de l'orage, les embrasse, et

quelque temps après l'agitationféroce, les eaux paisibles et profondes en movement perpétuel

s'étendent au-dessous du soleil à nadir.

 

Mon troisième personnage est la japonaise Naomi.

 

Elle ressemblait aux geishas représentées dans les anciennes gravures: incorporelles, ondulantes

comme des algues maritimes, dans les postures élégantes, adéquates à une fonction plutôt esthétique

que celle physiologique. Mais tout cela n'a pas été qu’une apparence trompeuse. A l’intérieur, dans sa

chair molle et fragile, la gentille Naomi a commencé à sentir le réveil des pulsions sombres,

effrayantes, inconnues pour elle auparavant. Naomi était en train de découvrir ses profondes racines

affectives et son esthétique charnelle, ancrées dans sa culture orientale et bien présentées, par

exemple, dans le film du metteur en scènejaponais Oshima ”L'empire des sens”. Naomi se tenait

prête déjà à écouter cet appel venant de la profondeur abyssale de son corps où se mélangeaient

étrangement le désir et la destruction, le sexe et la mort. Elle pressentait vaguement qu'elle devenait

le lieu de cette fusion inconcevable et inévitable, Potage de cette confrontation éternelle entre la vie et

la mort, l'être et le néant. Plus tard, j 'ai trouvé les traces de sentiments semblables dans la culture

occidentale contemporaine: chez Georges Bataille, par exemple, dans son livre ”L'érotisme'” ou chez

le metteur en scène anglais Peter Greenaway dans son film ”The pillow book”.

 

Il semble que Naomi était seulement au commencement de ses grandes découvertes, c'estpourquoi

dans ses propos, devant la vidéocamera, elle a parlé d'autres choses, de son enfance, de ses petites

trouvailles et déceptions. ”Quand j 'etais petite je détestais l'école” — a été sa première phrase

révélatrice. ”J'étais laide, maigre, trop grande et les garçons se moquaienl de moi. Mais on

s'entendait bien avec mon frère cadet Kintaro" – dit-elle. Quelques une de ses remarques concernant

la comparaison du Japon avec l'Occident: ”La sociéléjaponaise est trop informatisée et elle impose

aux gens une autacensure très efficace. Cela fait du bien mais cela mefatigue. La vertu suprême pour

les Japonais est de ”ne pas avoir honte”, tandis que les Occidentaux sont toujours en quête de leur

honneur. En conséquence, les Japonais sont, en général, plus modestes, plus réservés par rapport aux

Occidentaux, braillards et orgueilleux. " Donc, la motivation positive et l‘orientation aux résultats

pour les Occidentaux contre la motivation négative et l'orientation au processus pour les Japonais. A

ma grande surprise, le livre qui l'a marqué profondément dans son adolescence a été la nouvelle de

Guy de Maupassant ”La vie d'unefemme". Selon Naomi l'héroïne de la nouvelle a été trahie par ses

parents, son mari et ses enfahts. Pour éviter cette situation désastreuse Naomi préfère l'indépendance

et elle ne fait confiance à personne. "Je suis forte, mais en même temps je me sensfaible" - ainsi, elle

a terminé notre conversation.

 

J ‘ai fait une copie de la cassette enregistrée pour Naomi en y ajoutant ma lecture personnelle de la

poésie japonaise traduite en russe. Un jour Naomi a disparu avec la cassette sans laisser de traces. Où—

est-elle maintenant, ma cassette ?

 

APOLOGIE DE LA MALADIE

 

Je suis allé dans cet hôpital dans le banlieue de Moscou pour la première fois en 1984. A l'époque le

diagnostic "un cylindrome de la glande salivaire" a été établis ici au moment de ma sorie de l'hôpital.

Avant j‘avais une maladie "normale" - une petite infiltration dans ma bouche, à droite, sous la langue.

Le médecin a examiné la tumeur et a fait sa ponction. Il m'a dit ensuite que je n‘avais rien de sérieux,

parce que c‘était une tumeur bénigne, l‘adénome. On m‘a opéré cette tumeur et après l‘opération je suis

resté à l'hôpital dix jours en attendant les résultats du test histologique. Mais je savais déjà que ma

tumeur était bénigne.

 

Le dixièmejaur c'était un vendredi. Le matin je me suis adressé à mon docteur et je lui demandé de

me laisser partir chez moi. ”On n'a pas reçu encore les résultats d'histologie du laboratoire" - a dit

le docteur. Je savais où se trouvait le laboratoire et j’y ai couru. Le laboratoire était au premier étage

d'un bâtiment isolé, au rez-de-chaussée était la morgue. Les laborantines étaient assises devant des

longues tables et sur les tables on voyait des gros récipients remplis de liquide. Le liquide était peut

être de formal. Aufond des récipients se trouvaient des plaques numérotées avec des morceaux de

chaire humaine. "L'analyse est prête et je vais présenter les résultats au médecin,” - a dit une femme

après avoir regardé un grosjournal. Je suis rentré à l'hôpital.

Je me rappelle tous les détails de la scène de ma rencontre avec le docteur a l'hôpital. J’entre dans le

vestibule du côté gauche. Le docteur fait son apparition du côté droit. Les deux personnes se

rencontrentfinalement au centre du vestibule qui est vide en ce moment. La personne qui est à

gauche est habillé légèrement: un pantalon sportif et un sweater. La personne à droite porte une

grande chapka de fourrure gris et un gros manteau d'hiver.

"C'est pas l'adénome mais une cylindrome" - a dit le docteur. ”Qu'est-ce que cela signifie? " -

réfléchit le malade et je demande: "Qu'est-ce que cela signifie? ”. "La cylindrome est une tumeur de

transition, entre maligne et bénigne, " - explique le docteur. ”C'est pas claire, " — pense le malade et je

dit: "Qu'est-ce on va faire maintenant? ". "Dans le cas de la cylindrome l'évolution de la tumeur est

imprévisible. Nous allons vous surveiller, " — tranche le docteur et il part definitivement. Je reste seul.

Les gens apparaissaient dans le vestibule et je me suis dirigé vers la cabine téléphonique pour

annoncer la nouvelle à mes parents.

 

Deux ans se sont écoulés. Pendant ce temps je me rendais souvent à l'hôpital. Le docteur palpait

l‘endroit où était la tumeur. Là, s'est formé une sorte de cicatrice. La présence de cette cicatrice a posé

le problème pour mon docteur: "Que faire avec le malade V.?". Moi, le malade V. portais dans ma

bouche la cicatrice comme une marque de mon exclusivité qui me distinguait des autres gens. Au

début cette marque provoquait en moi le sentiment de perte de l'orientation dans la cours de la vie

quotidienne. Mais ensuite je m‘y suis habitué. Le fait même de ma disparition éventuelle ajoutait à ma

vie une qualité particulière et, je pense, la faisait beaucoup plus "naturelle". Parce qu‘il est contre

nature d‘écrire le livre de la vie et d‘imaginer que l'encre du stylo ne tarira jamais. Les limites

naturelles de l’encre obligent l'homme à choisir les choses les plus importantes à décrire et d'omettre

les choses minimes.

Au cours de nos conversations avec le docteur j'ai appris que "ma cicatrice" s‘appelait maintenant "la

récidive" et que ma deuxième opération serait "radicale". On enlèvera une partie importante du fond

de ma bouche, à droite sous la langue, et pour fermer ce trou on utilisera une bande de ma peau, prise

de mon cou.

 

Le matin du jour de mon opération on m'a fait une piqûre préalable pour me calmer. D'ailleurs ce

matin j'etais déjà calme sans piqûre. Je l'ai remarqué quand j 'étais debout près de la fenêtre en

regardant des gens dans la rue. Peut être entrais-je dans le domaine où mes relations avec des gens

s’interrompaient et je suis resté seul ? L’inflrmière avec le chariot est entrée dans la salle, je me suis

couché et on m'a couvert d ’un drap. Le chariot avançail le long du couloir vers la salle d’opération et

moi, allongé sur le chariot, sentais le froid venant du métal du chariot, La porte de la salle

d’opération s'est ouverte et s‘estfermée marquant ainsi le début d 'une étape assez importante de ma

vie.

Je ne me rappelle pas des visages des médecins dans la salle. L'un d'eux a approché un tuyau noir,

cannelé avec un entonnoir vers mon visage et il a dit: "Respire un peu d'oxygène. ” L'entonnoir s'est

arrêté devant mon visage pour un petit moment et, sans le toucher, a commencé à progresser vers le

haut. Au pointfinal de son éloignement, j 'ai arrêté de sentir mon corps et ”l'ombre a englouti mon

âme. " J ’imagine que les muscles de mon corps se sont relâchés et mon visage est devenu calme

comme jamais autrefois. J 'étais sans conscience et on a commencé à faire quelque chose ihadmissible

de mon visage.

"L’opération prendra une heure et demie, deux heures, peut être. Si tout va bien, nous pourrons nous

arranger et pour une heure, " - m'a dit le docteur. Tout le temps, durant lequel l'opération se déroulait

une vieille petitefemme, ma mère, ne pouvait pas retrouver son calme et répétait sans cesse: " Que

Dieu 1 'aide. " Ma mère ne croyait pas en Dieu, mais nous nous aimions et son amour a pris cette

forme dans cette situation.

 

Au lieu de deux heures, l‘opération en a pris cinq, et il me semble que c'est un temps bien acceptable

pour cette métamorphose qu‘a subie mon visage. On m'a supprimé la partie droite toute entière du

fond de ma bouche en dévoilant l‘os de ma mâchoire. En le faisant le chirurgien surveillait que les

vaisseaux principaux, vasculaires et nerveux, ne soient pas coupés. C‘est très délicat, parce que

imaginez-vous les choses suivantes: vous achetez un morceau de viande à la boucherie et vous devez

y faire une coupe sculptée en gardant quelques fibres dissimulées intactes. Il faut ajouter qu'on doit le

faire très vite et des corrections ne sont pas admissibles. Pour couvrir le trou sous ma mâchoire, le

chirurgien a coupé une bande de peau sur mon cou de la longueur de vingt centimètres, le bout de

cette bande était laissé intact près de mon oreille droite pour y assurer la circulation nécessaire du

sang. On a fait passer l'autre bout de la bande au-dessous de ma mâchoire et on a fait plusieurs sutures

intérieures et extérieures.

A cause de la durée de l'opération j'avais eu un oedeme de la gorge et on m‘a transporté dans la salle

de réanimation ou je respirais par un tuyau introduit dans ma trachée-artère. Ma conscience me

reviendra le soir du jour suivant. Alors, je peux seulement imaginer ce qui s‘est passé avec mon corps

en ce temps.

 

Si l'on regarde de loin et de côté, mon corps couvert par le drap blanc s'étendait convenablement et

seulement au voisinage de la tête il y avait quelque chose d ’inconvénient. Plus proche, à côté des

jambes, tout d’abord vous voyez ou plutôt vous devinez sous le drap les pieds, tournés vers l'extérieur,

les jambes qui par leur raideur peu naturelle, ressemblaient à des tubes, ensuite la colline du torse et

les bras qui l'encadraient. On était perplexe déjà, en remarquant qu’il n'y avait pas de contractions

rythmiques du thorax. Et on devenait stupéfait, en examinant l'endroit où devait être le visage.

C'était un endroit rond, lisse et blanc avec deux tubes sortant - un grand noir et l'autre mince et

transparent. Tout cela était éclairé par une aveuglante lumière luminescente venant d'en haut. Le

corps était parfaitement immobile. Une seule chose en mouvement était le mécanisme installé à côté

et lié avec le corps par les deux tubes. Ce mécanisme produisait un son régulier et accentué. Le son

était un seul personnage dans cette mise en scène.

Quand ma conscience est revenue et mes yeux se sont ouverts, j'ai constaté que mon champ visuel

était très étroit. A gauche et à droite je voyais tout flou et blanc, c'était mes pansements. Tout droit,

s'étendait la surface blanche et plate du drap. Dans ce désert blanchâtre un tube noir oscillait

lentement, sortant, en apparence, de ma bouche. Je ne sentais pas mon corps immobile et je n'avais

aucune envie de bouger. Le lieu où je me suis retrouvé ne m'intéressaitpas. D'ailleurs, c'était bien

a l'hôpital.

Ma première sensation était liée avec la présence du tube noir. J'ai eu une impression qu'il

s’enfonçait dans ma bouche jusqu'au fond de mes poumons. Il me semblait que les sécrétions de mon

corps l'avaient bouchonné, l'air ne parvenait pas et je ne pouvais pas respirer. En fait, l'appareil à

côté de moi respirait au lieu de moi, mais je n’en savais rien. La sensation d'impossibilité de respirer

a provoqué les convulsions de mon corps. Le corps s'est tendu, mais mes mains ont été attachées et

seulement mes jambes se sont tordues. Ce moment a été décisif pour moi. Toute la force vitale,

animale de mon corps s'est préparée à faire face, à riposter à la destruction, au chaos, à la mort.

Mais la vie que j 'ai vécu, mon expérience accumulée, mon entendement ne trouvaient pas la moindre

raison pour se battre, et cette force m'a quitté. En fait, j'ai refusé de continuer à vivre, j'étais prêt à

mourir. Et le grand calme est descendu dans mon âme. Mon corps, par les frissons de mon thorax,

par les convulsions de mes jambes, se rebellait encore, mais déjà contre ma volonté. La sensation a

été tellement forte que, malgré sa courte durée, elle est restée gravée profondément dans ma

memoire.

 

I balanced all, brought all to mind,

The years to come seemed waste of breath,

A waste of breath the years behind

In balance with this life, this death.

 

Yeats, "An Irish Airman Foresees His Death"

 

Plus tard, j‘ai pu repenser et formuler cette situation pour moi par des mots exacts. Je crois que dans la

situation à la limite, où l'homme se trouve en face de la frontière séparant le monde humain et le

monde inhumain, sa vision se concentre dans une seule sensation. L'homme suppose, que cette

sensation donnera "le sens" à sa vie, mais, en général, cela n’arrive pas. La vie humaine en soi-même

"n‘a pas de sens". Elle peut le récupérer seulement dans un certain contexte. La vie humaine devient

"sensée" en tant que partie d'une entité, de l’humanité, de l'univers. Dans ce cas-là elle se présente

comme un maillon de la chaîne infinie unissant le passé et le futur. "Le sens de la vie" se manifeste

sous forme de l'idée, de la cause finale, de la foi. Sa présence donne à l‘homme la force de faire face à

une chose inhumaine, de ne pas se perdre, de garder sa dignité.

 

En ce qui me concerne, je n‘ai pas été possédé par une idée, je n‘ai pas cru à la cause finale et j‘ai été

athée. Le motif intérieur de toutes mes activités dans la vie, autant que je me souvienne, a été "la

curiosité". Ma curiosité avait un caractère passif, j‘étais plutôt observateur qu‘acteur. Ma vie courante

n‘avait pas de succession dans mon passé, et je ne voyais pas sa projection dans le futur. C‘est pour ça

que ma vie n‘avait pas de sens et c‘est pour ça, notamment, je n'ai pas eu envie de continuer de vivre

au moment même quand j'ai pensé que j‘étais en train d'être étouffé.

 

POUR QUI EXISTE LE MONDE ?

 

J 'avais toujours le sentiment, que nous sommes invités dans cette vie. Nous sommes invités par

quelqu'un obscur dans un endroit inconnu. Et durant le fil des jours de notre vie nous attendons

patiemment que cette histoire drôle se termine.

Mais si je suis seulement un invité dans ce monde, dans ce cas-là, pour qui existe le monde ?

 

Il y a trois éléments principaux dans cette phrase "Pour qui existe le monde?". Le sujet -"le monde" ,

omniprésent, éternel, enfin, habituel. Le verbe - "exister", un verbe très grave qui exprime l'état des

choses de caractère ontologique, existentiel. Le complément d‘objet indirect - "qui", mystérieux, très

important en apparence, dont nous allons chercher la définition.

Ces trois éléments composent une question simple "Pour qui existe le monde ?". Mais faites attention:

il y a là un piège. Effectivement, si l‘on accepte que le monde soit un système dont le "qui" est une

partie, la question peut se présenter d'une autre façon: "Pour quelle partie existe le système?". Mais,

c'est une question absurde. D‘après le bon sens, une brique existe pour une maison à construire et non

à l'inverse. Donc, la question est mal posée, il faudrait la reformuler. Faisons—le de manière

symétrique. Et voila qu'une nouvelle question apparaît: "Qui existe pour le monde?".

 

Qui existe pour le monde? Belle question, logiquement correcte, bien cousue et pleine de sens. On

trouve tout de suite une réponse triviale: "Tout existe pour le monde". Avec des réponses de cette

sorte “Tout ou Rien" cela ne vaut même pas la peine de poser la question . Parce qu'elle est vide.

Donc, on tourne en rond et on revient à notre question d'origine: "Pour qui existe le monde?"

 

Pour qui existe le monde? On sait déjà que cette question est paradoxale, absurde par sa nature. Mais

c‘est un privilège de l‘homme que d'être absurde dans son comportement par opposition avec les

choses et les êtres vivants. L‘absurdité peut même être vue comme une finalité de toutes les

interprétations humaines du monde en raison de l'incompatibilité entre la nature finie de l'homme et le

monde infini. La naissance, la vie et la mort de l‘homme sont des phénomènes absurdes pour lui

même. “J‘ignore la raison de peindre, autant que la raison de vivre et de mourir“ - disait René Magritte

à la fin de sa vie. L‘homme condamné à l‘absurdité, se pose donc la question "Pour qui existe le

monde?", peu importe, que celle-ci soit absurde.

 

Il y a longtemps que cette question a été déjà posée au sein de l'humanité. Pour discerner l‘évolution

de la réponse au cours des temps, jouons à un petit jeu en comparant l‘évolution de l‘humanité toute

entière avec celle d'un être humain de la naissance jusqu'à sa mort, et en imaginant les réponses qui

peuvent apparaître aux différents stades de sa vie.

 

Quand un être humain naît, il se comporte comme une partie intégrale du monde. Il ne se sépare pas

du monde bien que son cordon ombilical ait déjà été coupé. Donc, il n‘y a ni "sujet", ni "objet" et la

question "Pour qui existe le monde ?", vidée du fond, ne se pose pas.

Aux temps préhistoriques, l'humanité apparemment ne posait pas non plus cette question.

 

Quand un enfant grandit, il commence à sentir son corps. C'est comme si le corps humain se séparait

du monde progressivement, en gardant le contact avec lui à travers ses récepteurs sensuels. A ce

stade-là, la réponse est prête: le monde existe pour mon corps. Pour le bercer dans les herbes

mouvementées des champs en été, pour l'envahir par la chaleur du soleil au nadir, ou pour le noyer

dans le silence profond de la neige tombante.

Des anciens Grecs ont vraiment cru qu‘un âne existait pour transporter le bois mort an de réchauffer,

nalement, un corps humain. Et le corps humain a bien été vénéré dans leur sculpture à l‘époque.

 

A l‘adolescence un chambardement sentimental s'installe. Les sentiments deviennent des routes de la

communication avec les autres. Parfois, dans une vie amoureuse où les sentiments ne sont pas

partagés par l‘autre, le monde peut perde sa raison d‘être. Désespéré, l‘adolescent est prêt à annihiler

le monde, en le quittant comme Roméo et Juliette. Evidemment, le monde existe alors pour décorer

les péripéties affectives, pour approvisionner les sentiments en rebondissements. "Les souffrances du

jeune Werter", produit authentique du romantisme Allemand, est un bon témoignage de cette vision.

D‘après Goethe le monde gravite autour l‘univers sentimental de l'homme.

 

A l'âge de raison... on raisonne. "Cogito ergo sum". Donc, on est supposé être raisonnable, on est er

de cela, et on essaie sans cesse de perfectionner sa capacité de raisonner. Tout d‘abord par des moyens

naturels et ensuite par des moyens articiels.

Aux temps postmodrnes, le monde existe en tant que banque de données pour l‘ordinateur portable

que serait notre cerveau. Tout est susceptible de devenir une information à procurer, à traiter, à

stocker et, nalement, à oublier. Notre cerveau-ordinateur transforme le monde réel en virtuel, mieux

adapté à sa voracité, et génère en abondance de l‘information superue.

 

Le grand âge arrive, la raison s‘affaiblit, s‘estompe, en laissant place à l'angoisse existentielle à la vue

de la mort, tellement proche. Dans ce contexte de pourrissement physique du corps, d'évanouissement

des sentiments, de dégénération sénile de notre capacité de raisonner, on admet, évidemment, que le

monde existe pour quelque chose d'impérissable, d‘étemel, d'absolu sans support matériel.

Chaque civilisation humaine dans sa vieillesse, avant de succomber dans la nuit opaque de son

sommeil historique, érige son monument nal, une religion dont la réponse à notre question est

toujours la même: le monde existe pour notre conscience spirituelle.

L‘Occident et l‘Orient, dans ce domaine, différent seulement par l‘interprétation de la conscience

individuelle. Si l‘Occident l‘accepte et la considère comme allant de paire avec la conscience absolue

(le Dieu), l‘Orient la traite comme une illusion éphémère dans le passage vers l‘annihilation absolue,

appelée Nirvana.

 

Personnellement, je suis plutôt attiré par cette vision orientale. L‘individu, dans la vision occidentale

quelque peu simpliste, m‘apparaît comme une énorme bulle de savon. Il y a pour moi une

incompatibilité agrante entre d‘une part l'individu occidental, presque unidimensionnel, avec ses

motivations minables - le sexe, la bouffe, le pouvoir, son comportement dérisoire au niveau sensuel,

sentimental, mental, et d'autre part, la complexité gigantesque, inimaginable de l‘organisation

intérieure de son corps aux mêmes niveaux. Son potentiel fantastique n‘est jamais réellement sollicité

par la civilisation occidentale.

On peut imaginer, que toutes les manifestations morbides de l'individu occidental, sont les

conséquences inévitables, les résidus, les déchets d‘une sélection aveugle durant l‘évolution du monde.

Une sorte de déviation, d‘impasse dans l‘optique d‘un certain darwinisme ontologique.

 

On remarque certaines ruptures dans l‘évolution du monde, comme des points fractals qui se seraient

créés dans son tissu: par exemple, l‘apparition des structures organiques à partir de la matière, et donc

l'apparition de la vie; mais encore la ssuration de la vie, quand la conscience est apparue, séparant

ainsi le matériel et le spirituel. On trouve la description de ces points fractales, dans l‘Epiphanie de la

religion occidentale, dans le concept de "l‘étant" qui se produit soi-même en son être de la

philosophie de Heidegger, dans le processus auto-constituant de l'âme du bouddhisme.

Il y en aura sans doute d'autres points fractals, comme le professait le mystique indien Shri

Aurobindo, et qui seront les témoins du déploiement éternel du monde. Et rien à ajouter à cette image

de notre part.

 

Alors, à la question "Pour qui existe le monde?" on pourrait aussi proposer comme réponse: "Le

monde existe pour les points fractals de son déploiement, tout simplement".

 

RETOUR ETERNEL

 

Le deuxième jour après mon opération, on m‘a retiré les tubes et j'ai commencé respirer sans

l‘appareil. Ensuite on m‘a transporté dans la salle ordinaire et au cours de ce trajet , sur les dalles

accidentées du couloir, ma tête roulait d‘un côté à l‘autre sur le chariot comme un ballon de chiffon.

Ma demeure dans la salle de réanimation a touché à sa n et j‘étais à nouveau parmi des gens.

La plupart du temps après, j'ai passé dans mon lit avec le compte gouttes. Puis j'ai commencé à me

déplacer dans la toilette et pour des pansements. Je suis devenu très faible physiquement et trop

sensible à tous mes contacts avec les gens. Mes relations avec les gens, étrangement, sont devenues

signicatives et essentielles pour moi. Parfois, j'a été très ému sans mobile apparent et j'avais souvent

envie de pleurer. Quelques épisodes peuvent présenter mon état d'âme à cette époque.

 

Le premier épisode. A mon premier pansement assistaient mon docteur et l’inrmière T. On m'a fait

asseoir dans un fauteuil de dentiste et on m'a enlevé les bandes. Le docteur a dirigé vers moi la

lumière aveuglante de l’ampoule. Je n'avais aucune idée qu’est ce qu’est arrivé avec mon visage, ma

bouche, mon cou. Je ne les sentais même plus. Le docteur a examiné mon visage et mon cou et ensuite

a tiré ma mâchoire inférieure en bas. Il a plissé son nez, probablement, à cause de l'odeur émanant

de ma bouche et il a dit: ”Malheureusement, le lambeau de peau se nécrose, il faut nettoyer ”. Il a

pris quelque chose brillante du métal et a commencé à couper les morceaux de la chaire dans ma

bouche. Cela ne me donnait aucune sensation mais, nalement, je me suis senti mal et j'ai fortement

pâlit. Je l'ai constaté en examinant le bout de mon nez.

Je savais que le docteurfaisait le travail nécessaire et je savais aussi que le temps était venu où je

devais subir ma souffrance, la petite, mais la soufrance quand même. D'après mes réexionsfaites

avant l'hôpital, je supposais que l'homme subit ses souffrances tout seul et il est impossible de les

partager avec les autres. Alors, je voudrais de me concentrer pour faire face à ma douleur et de

m'éloigner du fauteuil et des personnes qui m’entouraient. Cela n'était pas facile à faire et à un

certain moment j 'ai remarqué près de mon visage, à gauche, les yeux de l'inrmière T.

Le travail de l'infirmière T. consistait, parmi des autres taches multiples, en assistance aux médecins

pendant des pansements des malades. L'inrmière T. durant des années, tous les jours de la semaine,

excepté les week-ends et les jours fériés, assistait aux pansements pour aider d'arrêter le sang, de

nettoyer le pus des plaies, etc. Elle voyait des innombrables visages humains mutile's, elle était

plusieurs fois un témoin des souffrances humiliantes des gens.

Quand j 'ai vu les yeux de l’inrmière T., j 'ai cru qu’elle n'était pas indifferente au malade assis dans

le fauleuil . L’inrmière T. était pleine de compassion. Elle souffrait avec moi, c'était extraordinaire.

Et regardant les yeux de l’inrmière T., j ’ai compris que ious les êtres humains, pris ensemble, qui

vivaient maintenant, qui ont vécu avant et qui vivront ensuite, sont tous unis par le sentiment de la

compassion mutuelle .

Plus tard, quand j 'ai quitté l'hôpital, cette sensation a commencé de s'estomper petit à petit. Mais ces

traces sont restées en moi àjamais. J 'ai souventpitié des gens qui pensent, il me semble, qu’ils n‘ont

aucun besoin de la compassion.

 

Le deuxième épisode. Mes deux collègues sont venus me voir à l'hôpital. Cela a été déjà mon

deuxième mois à l'hôpital et ma vie d'auparavant, avant l'hôpital, me paraissait très éloignée. Je

pensais rarement à mes collègues.

Maintenant, ils étaient assis devant moi, comme autrefois, et je ne savais pas exactement comment les

aborder. Mon ami S., habituellement actif et excité, était las et vide. Mon autre ami V., toujours bien

organisé, discipliné et ciblé à un but précis, a été justement dans le meme état. Tous les deux observaient

l'hôpital, il me semblait, comme une sorte d'un stationnement temporaire pour des gens qui ont eu

besoin d'entretien et des services techniques. Quand les services techniques nécessaires auront été

fournis, les gens reprendront leur course habituelle.

Après l’échange par des remarques sans importance, le moment est venu de commencer mon récit au

sujet de ma vie à l'hôpital. Il faut dire qu'en ce temps-là j 'avais des difficultés avec ma prononciation,

mais mes amis délicatement n'yprêtaient pas attention. Je parlais maladroitement de mes

pansements, de l'infirmière T., de mes sensations étranges, et, tout à coup, j 'ai senti impossibilité de

transmettre à mes amis l'importance que ces événements représentaient pour moi et, je pensais, pour

eux aussi dans leur avenir lointain. Les sentiments me débordaient et j 'ai commencé à pleurer. C 'était

mal approprié pour lemoment, j 'ai pensé, mais je n'ai pas pu me retenir. "Pleure, cela te soulagera ", -

a dit mon ami S. et il‘a ajouté: "Je pleure aussi dans les cas pareils ". Quelque temps après j 'ai arrêté de

pleurer et nousavons pu discuter des problèmes en liaison avec notre travail commun.

 

Le troisième épisode. Mon fils est venu me voir. Il avait onze ans et il avait le même prénom que moi.

Nous nous étions entendus par téléphone qu'il viendrait à l'hôpital vers midi.

J'étais seul dans le vestibule de l'hôpital et, quand mon fils m'a remarqué à travers les vitres, il a

couru vers moi. Nous nous sommes embrassés. Nous étions heureux. Monfils était petit et je n'ai pas

pu lui expliquer ce qui s'était passé pour moi à l'hôpital pour qu'il apprenne ces choses graves et

puisse lui-même vivre un jour avec cela. C 'est indispensable, parce que, quand son tour viendra

d'être malade, moi, je n'y serais peut être pas. Mon expérience vécue, qui lui a été transmise, devra

l'aider, et il ne sera pas pris au dépourvu. Alors, les liens entre lui et moi ne seront pas coupés dans

cette situation à la limite.

C 'est pour ça que je l'ai écrit. Quand mon fils sera plus grand, il le lira peut être, pour savoir ce qui

s’est exactement passé à l'hôpital concernant son père et à quoi il devra faire face lui même un jour.

 

On dit que, pour la première fois, l‘histoire se passe comme une tragédie, et comme une farce pour la

deuxième fois. Dix ans après mon opération, étant à Paris, j‘ai découvert dans ma bouche, sous la

langue, un nodule dur, exactement au même endroit - dans la glande salivaire. Mais cette fois, du côté,

gauche. J‘ai fait une radio qui a montré que c‘était un calcul. J‘ai été opéré et le calcul a été extrait. Fin

de l‘histoire.

 

Sans être le moindrement inquiété,

Négativité incertaine sans emplois.

Faites moisir la finesse de débris,

Histrion muet, saisi à vol d’une oiseau.

 

Après la mort de mon père, ma mère a mis sur les étagères ses trois photos: à 50 ans, à 60 ans et à 70

ans. Je étais étonné par le changement de l‘expression de son visage durant ces années. A 50 ans,

c'était un homme très sûr de lui, qui vous souriait et vous communiquait que la vie lui appartenait et

que tout était clair. A 60 ans, les premiers doutes ont fait apparaître les premières rides sur son front et

autour de sa bouche. Ses yeux vous regardent déjà avec plus de prudence, et il ne croit plus à la

simplicité de la vie dont les images commencent à s‘interposer et devenir floues. Déçu et effrayé par la

vie qui n‘est plus sa vie, il se présente sur la photo à 70 ans. Le l qui lie l'homme avec la vie est

rompu et l'homme disparaît dans le trou immonde.

 

Quand mon père est tombé gravement malade, il a compris que la vie le quittait, et qu‘il serait

nécessaire pour lui de discuter de ce qui se passait en lui. Il n'était pas habitué à être seul et croyait

naïvement que s'il parlait avec quelqu'un de ce qui le tourmentait, il pourrait dissiper sa peur par les

mots et s'adapter, nalement, à cette situation terrible, la mort, comme "tout le monde". Les parents,

qui venaient le voir à l'hôpital, situé en banlieue de Moscou, sentaient bien ce qu'il attendait d'eux.

Mais, effrayés eux-mêmes par cette histoire scandaleuse de la mort, ils bloquaient toutes les tentatives

de mon père d‘entamer la conversation, en lui disant des choses convenues dans un cas:pareil "Ne t‘en

fais pas. Tout ira bien." Ma mère le lui répétait aussi machinalement, car elle voulait de toutes les

forces de son âme arracher mon père à la mort. Ma mère était très attachée à mon père. Tous les deux,

formaient une seule personne. Mon père le savait, et la présence de ma mère à côté de lui à ce

moment était un soutien énorme pour lui. Mais il lui fallait mettre en paroles le fait auquel il se

heurtait pour la première fois de sa vie, le fait de sa propre mort. Les dernières années de sa vie, mon

père et moi, nous sommes devenus proches l'un de l‘autre. C‘est pourquoi, un jour, j'ai décidé d'être

son interlocuteur.

 

Mon père, courbe', était assis sur son lit. Il ne s'était pas rasé depuis quelquesjours, et ses joues

étaient en brosse etfoncés, ses yeux s'étaient humectés. Il regardait droit devant lui, et il ne m'a pas

entendu approcher. Je me suis assis près de lui, je l 'ai embrassé et j ’ai dit: "Papa, tu vas mourir, et il

nous fàut en parler ". Il s'est tourné vers moi et attendait. Je cantinuais a parler: ”On n'en parle pas

entre les vivants. Mais la mort est une chose importante pour ceux qui vivent encore, et il me semble

que tu penses la même chose”. Mon père m'a fait signe de la tête. ”Tu as tort, si tu crois que ta

situation est exclusive et qu'elle te sépare des autres. Chacun se trouvera un jour dans la même

situation. La différence consiste seulement dans le temps et dans le lieu, et cette différence est

purement quantitative. Nous sommes tous égaux devant la mort. Ne t'affole pas, père, il n'y a pas de

raisons pour cela chez nous, les hommes. Nous sommes tous des invités ici, et il n'y a pas d'exception. "

Mon père ne prononçait pas un seul mot. Et moi, je continuais à parler, je lui expliquais que la peur de la

mort nous saisissait à cause de l'éventualité, inadmissible pour nous, de quitter ce monde àjamais. Mais

cette peur peut être facilement ”renversée " en face de notre destin de ne jamais quitter ce monde.

L'homme en tant que structurenie, à son niveau atomique, moléculaire, est place dans l'espace et le

temps innis. Alors, le calcul des probabilités nous montre bien, que dans ces conditions l'homme se

reproduira exactement, comme il est, dans l’espace et le temps avec la probabilité égale à un. ”Cela

signie que toi et moi, et notre conversation même, se reproduiront sans cesse dans ce monde, et on ne

peut pas en sortir. Autrement dit, tout l'univers se transformera en la conversation innie entre toi et moi

dont les causes et le sens seront hors de portée de notre entendement humain ”.

 

J‘ai embrassé mon père, et nous sommes restés quelque temps sans rien dire.

 

UNE PAIRE DE SKIS ALPINS

 

En été, un beau soir, en passant avenue Victor Hugo, dans le 16-ème arrondissement ou j’habitais, j 'ai

Vuune paire de skis alpins déposés au coin d'un immeuble pour débarras. Longs, de l, 95 m pour être

exact, de couleur blanche, les skis présentaient une image attirante à contempler, grâce à leur pureté

géométrique et leur forme ascétique et en même temps raffinée.

Deux lignes verticales, blanches et élégantes, n'ayant aucune utilité pratique dans cette soirée tiède,

en plein été. Rare occasion de voir une belle chose dans la rue.

Je me suis approché pour les observer de plus près, les toucher. J 'aime toucher des choses, les

caresser. Cela me donne un sentiment de participer à leur vie antérieure, d'avoir accès à leur

expérience vécue, de m'identifier à elles.

 

Il me semble, que ce côté étrànge et agréable de mes relations avec des choses reflète en réalité un

sentiment beaucoup plus profond de l'ordre du rapport général entre les choses et l‘homme. C'est un

sentiment basé sur une vision dualiste de l‘univers où s'opposent le monde des choses et celui de

l'homme. Dans ce système binaire on peut imaginer l’existence de trois sortes de rapports.

 

Le rapport peut avoir un caractère symétrique où le monde et l'homme existent de pair comme deux

miroirs qui se reflètent l‘un dans l‘autre. Et dans ce cas-là le monde est considéré par l‘hommecomme

un encadrement de sa vie, plutôt neutre qu‘hostile. ”Dieu est pervers mais pas méchant" comme disait

le grand Einstein. L'homme est obligé de faire face au monde pour se protéger de lui, pour

l‘interpréter, le dominer, le posséder, pour y exister finalement. C‘est la vision qui est la plus répandue

actuellement, et acceptée par la société humaine comme un modèle du bon sens à suivre. Dans le

cadre de cette vision se sont propagées récemment certaines tendances de caractère écologique ou

humaniste.

 

La tendance écologique aspire à limiter des activités dévastatrices des êtres humains en quête

d‘utilisation totale du monde comme d'un produit de consommation. On espère que des nouvelles

générations à venir, grâce à l'information et l‘éducation convenables, changeront nos comportements

suicidaires. Mais cela ressemble à une fable d‘un loup qui essaierait de se convertir en végétarien.

 

La tendance humaniste essaie par des discours alarmants d‘éveiller l‘opinion publique au sujet de la

polarisation dangereuse de la communauté humaine suivant les lois du darwinisme économique et

social. Un proverbe oriental dit "Le mot "loukoum" prononcé mille fois n‘ajoute pas de sucre dans

votre bouche". La polarisation a déjà abouti à un abîme infranchissable entre des pays dits pauvres et

des pays dits riches. Cet abîme s'aggrave en permanence et pourra un jour faire éclater toute

l'humanité et la faire sombrer dans un chaos antisocial.

 

Pour confronter ces deux tendances avec la réalité, peu recommandable, on peut citer ce participant à

un récent débat télévisé, originaire d‘un pays développé, prononçant au sujet des habitants d‘un pays

en voie de développement, extrêmement pollué par des déchets nucléaires, une phrase formidable par

sa franchise: "Ces gens-là doivent s'habituer à vivre dans la radioactivité".

 

La paire des skis alpins représentait un résidu, une chose extorquée du monde par l'homme. Cette

chose-là tellement désirée et envie'e au début, créée et rabotée avec une ferveur et des dépenses

considérables de temps, d'énergie, et puis ensuite mise presque immédiatement en oublie, humiliée et

abandonnée. La tragédie des choses modernes.

 

Parfois c'est aussi tragique pour l'homme. Il faut dire que c'était déjà la deuxième paire de skis alpins

que je trouvais au même endroit. Les skis précédents, quelques mois auparavant, étaient de taille plus

petite, de 1,80 m, mais de la même marque, de la même couleur blanche. Donc, ils sont venus de la

même vie humaine. De la vie, avec un peu d'imagination, d'un couple âgé, d’un homme et d'une

femme, étant amoureux depuis l'éternité, ayant vieilli ensemble, bâtissant leur vie avec des petits

gestes de compassion, avec des petits mots de tendresse échangée, et en plus, reliés par les petites

choses qui les entouraient dans leur cheminement commun, par des skis blancs alpins, en particulier.

Tout d'abord la femme, comme une créature plus raisonnable, a laissé aller avec une tristesse voilée

ses skis blancs alpins de petite taille, devenus inutiles pour le temps qui restait.

Mais on gardait encore les skis de l'homme qui refusait carrément en sa puérilité les événements

inévitables, tentant d'accrocher à la solidité des choses leur vie en fuite. Donc, l'apparition de la

paire des skis blancs alpins de grande taille signifiait dans ce contexte soit l'acceptation par l'homme,

avec une certaine sagesse qui vient avec l'âge, de sa mort à venir, ou bien son rendez-vous dejàfixé

avec la mort elle-même. Les deux paires des skis blancs alpins se sont réunies définitivement et la vie

d'un couple humain a touché à sa fin.

 

Le système binaire "le monde-l‘homme", suivant que l‘on met l'accent sur le monde ou sur l‘homme,

peut se transformer à la limite en un modèle unidimensionnel, qui représente l‘univers comme

royaume du monde ou de l‘homme, selon le cas.

 

Dans le premier cas, le monde se confond avec l'univers entier. L‘univers sera composé par excellence

soit par des choses matérielles (la Matière, la Nature Sacrée), soit par des choses spirituelles (l'Absolu, le

Dieu, etc.). Dans les deux cas, l‘univers uniforme se déploie spontanément en vertu de ses propres

raisons. La genèse cosmogonique cyclique de la matière d'après le modèle "Big Bang" et le processus

d'auto-constitution de l‘esprit dans le bouddhisme sont des exemples parfaits de cette interprétation.

L'homme est ici traité comme un des composants sans importance, une poussière, "un reseau pensant ",

une étincelle éphémère sur la voile de Maya de l'esprit errant.

 

Toucher les skis blancs alpins, en glissant mes doigts sur leur surface lisse, impénétrable, en

m'arrêtant longuement pour les serrer dans ma paume et sentir leurforme rectangulaire et rigide, me

procurait le sentiment de la présence de quelque chose d'impérissable, d’éternel, figé et mouvementé

en même temps, fragmentaire et omniprésente dans le temps et l’espace. La frontière fluide où se

convertissent la singularité et l’universalité, le rideau de soie lourde derrière lequel on jouait une

pièce de théâtre dont le scénario m’échappait en principe. Le fait d'en être un témoin mefaisait

frissonner, me bouleversaitprofondément.

 

L'univers comme un royaume de l‘homme. Cette interprétation-là, évidemment, on la trouve en

Occident. Après une phase d‘individualisme rationnel aux 18-ème et 19-ème siècles, et avant de

succomber à la société virtuelle de masse au 21-ème, l‘Occident a entrepris au milieu du 20-ème siècle

des tentatives visant à une fusion totale entre l‘univers et l‘homme. Parmi les fondateurs de cette

vision on peut citer Nietzsche, Bergson, Husserl, Heidegger, Sartre.

La question "Pourquoi y a t-il des Choses et pas seulement Rien ?" arrive dans l'univers à cause de

l‘apparition de l'homme. Cette question-là crée l‘Etre unique, l‘Etre-même de l‘homme. L'Etre de

l‘homme, qui est intentionnel par sa nature, a fourni l‘essence et le sens, toujours humains, à l‘univers.

 

Pour la première fois peut-être, l'univers a commencé, sous la forme de l'Etre de l'homme, à être, à

avoir lieu. Ce n'est pas l‘univers matériel, ni spirituel. C‘est l‘univers exclusivement humain. L'univers

limité par l'homme, qui se confond avec lui entièrement. L'univers est l'homme dont le corps, la

sensualité, la mentalité, la spiritualité sont des formes immanentes de son être. L'Etre de l'homme ne

contient en lui-même rien quî puisse déterminer l‘existence de l'homme. Donc, tout ce qui lui arrive,

tout ce qu'il fait est le résultat de son propre libre choix.

Dans son Etre l'homme est condamné à la liberté absolue.

 

Restant debout en face des skis blancs alpins je sentais viscéralement que dans leur longueur

rectiligne, les skis étaient comme ma colonne vertébrale, dans sa souplesse - comme ma chair, dans

ses connotations humaines - comme ma vie à moi. C'est moi qui les regardais, touchais, sentais, c’est

moi qui les créaisfinalement Mes bras, mes jambes, mon corps entier se prolongeaient dans les skis

alpins en les diluant en moi-même par ma propre volonté.

Les skis blancs alpins sont moi et rien d'autre.

 

Les facettes multiples d 'un oeil acharné et opaque,

On se voit des orteils et des orties s 'entremêlent en tissage.

Les signes alignés aux branches mouvementées de l'arbre.

Qui sont—ils ? D'où viennent—ils ?

Le vent aigre, la lucidité du silence...

 

ARCHEOLOGIE DU CHOIX HUMAIN

 

Quand j‘ai quitté la Russie pour aller en France, je m‘étais imaginé que je me déplaçais d'une société

totalitaire, où l'individu était totalement assujetti au système, à une société libérale, avec des individus

libres. Mais après quelques temps, la réalité m‘est apparue beaucoup plus compliquée.

 

La société occidentale actuelle est en train de subir l'informatisation radicale. Elle n‘est qu‘un réseau

de routes d'information, dans lequel l'information et le pouvoir sont devenu synonymiques.

En effet, la personnalité d'un homme n’est que l'information acquise durant sa vie, en permanence

analysée, structurée, stockée dans sa mémoire et activée si nécessaire. Dans la société complètement

infomiatisée les mass-média omniprésents et omnipuissants contrôlent entièrement l'information en la

dosant, en la formant, en la coupant, et ils deviennent capables, ainsi, de fabriquer des personnalitésen

chaine à leur guise. Alors, ces "personnalités inforrnatisées préfabriquées" sont parfaitement contrôlables

et maniables autant que des fourmis dans une fourmilière. Donc, la liberté, le choix libre d'individu dans

la société libérale informatisée s‘estompent, disparaissent dans la nature.

 

Peut-être, pour mieux comprendre l’état actuel, on pourrait essayer de suivre, à travers des siècles,

l'évolution des mythes relatifs au choix humain et à ses corrélatifs multiples — la liberté, la volonté,

l'indépendance. Effectuer une fouille archéologique du choix humain, en somme.

 

Dans l‘antiquité, l‘homme se sentait comme une particule de l'univers lui étant toujours hostile. Il lui

fallait se nourrir, se chauffer, se protéger. L‘homme ne possèdait pas encore de moyens suffisants pour

considérer qu‘il pourrait un jour maîtriser l'univers. L‘écoulement de la vie humaine etait perçu comme

inévitable, fatal. Dans la légende grecque Oedipe est destiné à épouser sa mère et à tuer son père. Cela

se produira quoiqu‘il fasse, et seuls les Dieux connaissent les mobiles des événements. Donc, il n‘y a

pas de choix pour l‘homme, il n‘y a que un destin à suivre.

 

Au Moyen Age, l’homme, grâce à son intelligence, apprend progressivement à connaître quelques

unes des lois de l'univers et à maîtriser l’environnement hostile. En conséquence il cherche une

interprétation de problèmes de choix plus adéquate à son comportement. Il l‘a trouvée, en remplaçant

le fatalisme trop pessimiste par un déterminisme plus convenable.

Le déterminisme médiéval, présenté par Spinoza, confirme bien l'idée d'un univers dirigé par des lois

naturelles. Ces lois déterminent le comportement des choses et aussi de l‘homme. Avec une seule

différence: l‘homme peut être conscient de la nécessité de ces lois. Il fait des efforts pour les

comprendre, les accepter sagement. D‘après Spinoza l‘homme prédéterrniné devient libre s'il

accomplit ses actions comme déterminées par sa nature même, et non plus par des causes extérieures.

Donc, sa liberté est réduite à la conscience de la nécessité. Autrement dit, l'homme libre ne choisit que

ce qu'il a.

 

Dans les temps modernes, le déterminisme universel du comportement de l‘homme se trouve conforté

par les résultats obtenus dans les différentes sciences. On cherche et on trouve des modèles fort

compliqués qui chassent, en apparence, la contingence de la nature humaine et la remplace par un

déterminisme bien logique et inévitable, qu‘il soit physiologique, psychique, ou social.

Dans l‘euphorie de la révolution technologique qui bat son plein, la passivité poussièreuse du

déterminisme médiéval est remplacée par la frénésie technique des temps moderne. L'homme

moderne dans son orgueil se considère capable de convertir des limites imposées par des lois de la

nature en moyens à sa guise, à l'aide de gadgets technologiques.

Derrière cette image victorieuse se cache un dilemme pour l‘homme: être dans la nature, coexister

avec elle, ou la dominer, la consommer. Finalement, l‘homme moderne choisit la deuxième option, le

fétichisme technique. Il approfondit énormément sa connaissance de la nature et crée des technologies

de plus en plus sophistiquées pour la maîtriser, la posséder. Mais il ne réussit pas à faire la même

chose avec sa propre nature.

On peut constater actuellement l'abysse qui existe entre les capacités techniques gigantesques d'un

homme emballé dans son appareillage électronique, et son incapacité flagrante à se maîtriser lui-

même ainsi que ses relations avec les autres. Car, de 1'intérieurl‘homme reste guidé par ses pulsions

inconscientes et irrationnelles. Donc, dans sa vie intérieure il n‘est qu'un fantoche et, par conséquence,

il n'a pas de choix.

De l'extérieur, l‘homme est dominé par des structures étatiques et manipulé par des moyens

médiatiques puissants qui déterminent complètement ses attitudes et ses stéréotypes de la conduite

sociale.

On suppose que dans la société de consommation, où la richesse de la nature et de la société humaine

se présente exclusivement sous forme d'objets à consommer, il y a un grand choix à faire. Mais au

fond, vous pouvez choisir seulement parmi une dizaine de marques de boites de conserve pour votre

chat. Et votre chat, d'ailleurs, il s'en fout. Donc, il n‘y a pas de vrai choix ni pour votre chat, ni pour

vous même.

 

Dans l‘existentialisme, et pour la première fois dans l'histoire de la pensée philosophique, la liberté et

le choix deviennent une base du système philosophique.

Tout commence par des tentatives pour saisir les différences, du point de vue de la liberté, entre des

choses et des êtres humains. Les choses, les cailloux par exemple, sont dans la position “être", cela

veut dire que leur essence est bien déterminée et qu‘elles n‘ont pas la possibilité de la changer, donc,

elles ne sont pas "libres".

Les êtres humains se trouvent dans une autre position, dans la position "exister". L'existence suppose

la liberté intrinsèque de l'homme, une possibilité de changer son essence, son destin. Donc, l'existence

de l‘homme précède son essence.

Dans sa vie l'homme peut choisir: être ou exister. Etre une chose ou exister comme être humain. La

première option signifie le refus de sa liberté et le passage à la vie "passive", de caractère plutôt

végétative. Dans la deuxième option, il choisit sa liberté, donc une attitude "active” qui suppose qu‘à

chaque instant, l'homme choisit de bâtir sa propre vie. Chaque instant l‘homme doit faire face au défi

de l‘univers dont la signification se trouve hors de notre compréhension. De là vient un sentiment de

responsabilité envers l'univers, une mission désespérée de fournir un sens à l'univers qu‘il ne possède

pas. Cela donne la peine, l‘angoisse, un sentiment tragique.

 

Le structuralisme, un courant philosophique récent, est fondé sur l‘opposition entre un système et des

éléments qui le composent. On suppose que les éléments ne se présentent pas hors d‘une structure de

leur relations réciproques créées dans le cadre du système. Donc, un élément ne se manifeste pas tout

seul. mais exclusivement en se reliant, en s'opposant aux autres. Par conséquent, un élément n'est pas

une entité autonome mais seulement un lieu des relations intérieures du système, un maillon de sa

structure.

Finalement, c'est la structure qui dirige tout dans son propre but. Les éléments sont manipulés, utilisés

comme matières premières par la structure sans connaître le but nal de tous ses agencements. Pour

appliquer l'interprétation structuraliste au problème du choix humain, on va commencer, encore une

fois, par la dénition de la différence entre deux termes - "être" et "exister", les termes, traités déjà par

l'existentialisme.

L'interprétation structuraliste est la suivante: exister équivaut à prononcer un discours. Les choses qui

sont dans la position "être", semble-t-il, ne parlent pas. Tandis que pour des êtres vivants, et surtout

pour l'homme, l'existence se 'manifeste exclusivement à travers d'un discours. On n'existe qu'en disant

"J'existe" avec la bouche, avec les gestes, avec la pensée consciente ou inconsciente, peu importe.

Seuls les morts n'existent plus parce qu'ils ne parlent plus, ils "sont" maintenant.

On en tire une conclusion principale: l'homme n'est qu'un discours. Un discours est un élément d'un

système formel linguistique qui s'appelle la langue. D'après un linguiste suisse, le père du

"structuralisme", Ferdinand de Saussure, la langue, sa structure ont la primauté principale tandis que

ses éléments, des signes (les paroles, les discours, etc.) sont secondaires. Alors, pour Saussure

l'homme est plutôt le lieu de langue que son auteur. Le concept de Saussure, que la nature des signes

qui composent la langue, est arbitraire, a été approfondi par des structuralistes postérieurs dans

l'afrmation du caractère inconscient de la langue. Pour Jacques Lacan, qui a introduit la

psychanalyse freudienne dans la linguistique, l‘homme est déjà "un discours dont le sujet ignore la

grammaire et la syntaxe". Alors, quand l'homme parle ce n'est pas lui qui parle, mais la structure de sa

langue qui émet un message par son intermédiaire.

Il y a alors une similitude frappante entre l'homme et l'abeille. Quand une abeille danse en l'air pour

transmettre un message aux autres abeilles de la ruche, ce n'est évidemment pas elle qui "fait" ce

message, mais la ruche qui l'utilise pour guider toutes les autres abeilles. L'homme apparemment est

différent d'une abeille parce qu'il pense. Mais comme le dit Michèle Foucault dans "Les mots et les

choses": "A tous ceux qui ne veulent pas penser sans penser aussitôt que c‘est l‘homme qui pense... on

ne peut opposer qu'un rire philosophique."

Alors, l'homme comme un individu libre et indépendant s'estompe devant la structure. Le

structuralisme constate froidement que "l‘homme est mort". Et les morts, n'ont pas de choix.

 

La fouille archéologique du choix humain montre que l'homme se trouve actuellement dans une

situation très difcile. La notion d'un individu libre, le produit chéri du siècle passé, est en train de

disparaître dans la société de masse de notre siècle. L'homme ne peut pas échapper àla domination

des structures dans le domaine de ses activités symboliques, et donc, il n‘a pas de choix libre dans sa

vie. C‘est difcile à accepter mais c'est ainsi.

 

Franchement, et c'est à mes yeux le plus important, je sens que l'homme ne se réduit pas à une

particule sociale, à un animal civique. Il est beaucoup plus compliqué, il a un potentiel énorme, caché,

non réalisé, non sollicité, fantastique. Il possède des niveaux différents non explorés dans son

existence: corporel, mental, transcendant. Il faut seulement les chercher, les retrouver, trouver sa voie.

Et je crois que la voie, si elle existe, amènera l'homme vers son intérieur plutôt que vers son extérieur.

Un jour viendra, où l'homme sera capable de découvrir sa vérité, sa mission dans l'univers, peut être…

 

LA MORT AUX ALENTOURS DE VENISE

 

"Pensiamo alla morte fino a sentirla necessaria".

Cette phrase en italien, gravée au-dessus de deux noms et datée de 1956, je l'ai lue sur une pierre

tombale de granit gris près d'une autoroute dans la ville de Stra aux alentours de Venise. Témoignage,

sans doute, d'un accident mortel de route.

La phrase veut dire en français: "Nous pensons à la mort jusqu‘à la sentir nécessaire".

 

C'était en plein midi de l'été italien. Tout semblait figé dans la blancheur aveuglante du soleil, on

n'entendait aucun bruit, il n'y avait là, personne. Je me trouvais en face d'une villa "palladienne "

Costanzo. Ses murs de couleur ocre clair étaient couverts de fresques représentant des scènes de la

vie de l'époque de la Renaissance. Des gens déguisés en oiseaux exotiques y portaient des habits

plumeaux, transparents, fluides, impondérables dont des plis formaient des arabesques argentées,

bleuâtres, roses pales... Les fresques flottaient dans l'air comme un mirage vacillant, comme un beau

rêve singulier en train de disparaître

J'ai senti soudain que le temps s'arrêtait et le monde se réduisait à cette seule facette de ma vision.

Cette sensation, c'était comme la contraction d'un corps avant une chute libre. Une seconde plus

Tard, le temps avait repris son cours normal. Tout baignait de nouveau dans la somnolence de l'air

lourd et chaud, à peine troublé parfois par le passage rare d'une voiture sur l'autoroute voisine.

La villa était toujours là, devant moi. La patine du temps écoulé scellait la fusion des murs et des

Fresques qui ne formaient plus qu'un seul bloc, demeure commune des vivants et des morts.

Les gens morts sur les murs, dans les postures presque trop élégantes, écoutaient une musique

ruisselante, échangeaient des bagatellesfrivoles, récitaient distraitement des passages de la

”Comédie Divine ”, dansaient avec la légèreté ineffable des feuilles mortes au vol.

Je me sentais moi-même gagné par cette oisiveté nonchalante, cette dolce-vita, cettemanière que chacun

avait de savourer le temps qui passe. Mais déjà s'y mêlait pourtant le goût amerd'une certaine lassitude,

de la satiété qu'offre une vie comblée, peut-être justement trop pleine, tropraffinée, repliée sur elle-

même, qui avait en un sens perdu sa naïveté, sa brutalité, sa forceimmanente. Une culture blette,

ambiguë, trop surchargée de nuances, de demi-teintes, d’antinomies. Le cycle de la vie achevé, cette

culture approchait de sa décadence, de sa fin. La fin comme un passage nécessaire vers une autre chose.

"Pensiamo alla morte fina a sentirla necessaria".

 

Certaines cultures orientales, surtout à leur déclin, acceptent la mort et lui attachent même une grande

valeur. L'Egypte antique, avant de sombrer dans un sommeil millénaire, nous a montré une

civilisation dont la vie spirituelle et sociale gravitait autour de la mort. On bâtissait des pyramides

pour la vénérer, l'éterniser. De même, en Chine ancienne, où un empereur se fit enterrer avec une

armée innombrable de soldats et de chevaux grandeur nature, fabriqués en terre cuite. Quant au Livre

desmorts du bouddhisme tibétain "Livre Bardo", il décrit l'existence des êtres humains après leur

mort avec une telle ampleur et tant d'exactitude que la vie même y devient une chose secondaire, en

quelque sorte préliminaire avant la mort.

 

Dans la culture occidentale la mort n'a jamais tenu une place importante. L'homme occidental a

toujours montré plus d'intérêt pour le processus de la vie que par son accomplissement final - la mort.

Sans doute peut-on trouver trace d'une réflexion liée à la mort dans cette "volonté vers la mort" chez

Shopenhauer. Le concept qui a été élaboré par lui sous l'influence forte de l'hindouisme, d'ailleurs. On_

peut citer aussi une révélation d'André Malraux dans les dernières années de sa vie: "La mort qui n'est

pas le trépas mais l'invincible englobant l'univers". Parfois, on traite la mort comme une manifestation

de la vie, chez Georges Bataille, par exemple, pour qui "...l'érotisme...est l'approbation de la vie

jusque dans la mort". Plus souvent, la mort est accompagnée par les sentiments d'indignation, de

répugnance: "La mort est un scandale". D'une manière générale, et Jacques Brel mourant de cancer aux

Marquises l'a montré dans sa chanson "Les Marquises", la camarde reste inacceptable pour les

Occidentaux, et ceci à la difference de certains indigènes qui "... parlent de la mort comme tu parles d'un

fruit...".

 

Dans la société occidentale de masse actuelle la mort n'existe pas, tout simplement. Et c'est un peu

aberrant, malgré tout, parce que la mort et le sexe se situent symétriquement sur l’échelle des pulsions

fondamentales de l'homme. La mort, qui présente la même force d'attraction que le sexe, pourrait

bien être instrumentalisée et exploitée comme le sexe à augmenter la consommation. Le fait que la

mort suscite plutôt la répulsion que l'attirance ne change rien. Dans la mesure où la mort fascine,

"sensibilise" des gens, elle les expose à une manipulation médiatique. On exploite d'ailleurs dans ce

but certaines connotations de la mort - l'agression, la violence, mais non la mort directement.

Pourquoi? Parce qu'à trop rappeler l'échéance fatale, sa mort, l'homme de la rue finirait par ne plus

trouver sens à sa vie et surtout renoncerait peut-être remplir ses obligations envers une société centrée sur

le travail et l'augmentation du fameux PIB. La société est vigilante, elle veille aux dangers qu'elle court.

En conséquence, la mort est chassée de la conscience collective. Elle devient un tabou, un signifiant sans

signifié. On ne l'envisage, ni ne l'enseigne, ni n‘en tient compte. A la limite, on pourrait dire qu'on ne

meurt pas. Dans cette optique, la mort d'un individu constitue un événement aléatoire, sans

importance, se réduisant à un acte de consommation de prestations des pompes funèbres ou, plus

rarement, à un acte du sacrifice civil, trépas de caractère patriotique.

 

J ’ai rencontré une deuxième fois la mort sur le sol italien, c'était sur l’île de Capri. Je descendais des

collines en me dirigeant vers le port maritime. La route serpentait inlassablement entre des villas

blanches, aux grilles noires sur lesquelles se détachaient les taches vertes des buissons. Sur tout cela

le grand bleu: l'azur du ciel en haut, la pleine mer en bas. En marchant, je nageais entre ces deux

bleus, perdu dans l’espace immense, sans distinguer le haut du bas. Tout devenait circulaire, répétitif,

vertigineux. Je me sentais fatigué et j’ai commencé à chercher un endroit où me reposer. J'ai alors

trouvé, non loin de la route, un cimetière qu’ombrageaient de grands arbres. Une plaque fixée sur le

mur annonçait solennellement ”Cimetière pour non—catholiques”. Cela me convenait bien, compte

tenu de ma religion orthodoxe présupposée et de mon athéisme actuel. La porte était ouverte et je suis

entré.

C'était un autre monde, clos, silencieux. Les tombes semblaient abandonnées, éparpillées là, en

désordre comme des cailloux dans un jardin japonais, sous l’ombre cendrée que perçaient de rares

lueurs de lumière tamisée. Je me sentais plongé dans les eaux profondes, transparentes et claires, en

mouvement voilé, invisible. ”Tout va dans un même lieu: tout provient de la poussière, et tout

retourne à la poussière ".

En traversant le cimetière j 'ai alors remarqué une pierre tombale renversée. Je m'en suis approché,

l'ai retournée et l’ai remise à sa place. Et puis, sur la surface de granit gris j 'ai aperçu un mot en

russe, un seul mot. C’était le diminutif de mon propre prénom "TOLYA ”. Et soudain, confusément, j 'ai

eu le sentiment que je venais de rencontrer ma propre mort, cette mort si douce et si longtemps

attendue...

 

La pérennité d'une ombre chinoise,

Prosternée insidieusement.

Le scribe efface scrupuleusement des signes,

La déchirure du palimpseste est prête.

 

L'IRRESISTIBLE ASCENSION DES CAFES PHILO

 

J‘ai commencé à fréquenter un café à la place Bastille, "Café des Phares“, connu comme le premier

café philo à Paris, en 1993.

C'était pour moi la découverte d‘importance vitale parce que, depuis mon arrivée en France en 1992,

je cherchais désespérément un milieu intellectuel à Paris, où je pourrais avoir accès à la source de

l‘esprit dit "cartésien". Quelques visites aléatoires aux séminaires philosophiques à la Sorbonne n’ont

pas apporté grande chose pour moi. Là, comme partout, la philosophie universitaire s‘occupait

exclusivement de ses problèmes "professionnels". Tandis qu‘un amateur, comme moi, aspirait à

trouver dans la philosophie les réponses aux questions qui m'assaillaient, les points de repère pour

vivre ma vie.

Après quelques intrusions au milieu universitaire, j‘ai, nalement, retenu l‘impression, peut-être

superficielle, que la mentalité, dite cartésienne, vénère trop la forme du discours. Pour les "cartésiens"

"comment" a la même importance, ou peut-être plus, que "quoi". Alors, le fond du discours est,

parfois, mis dans un emballage tellement rafné et sophistiqué, qu'à partir d'un certain moment, on ne

sait pas exactement, de quoi on parle, mais peu importe.

Surtout, le jeu de mots est bien apprécié, et la langue française y participe pleinement. Une fois dans

un café philo, j‘ai assisté à un discours dont l'auteur, après avoir dénitivement quitté le sujet de

départ "Funambule qui court un risque", s‘exerçait, avec l‘aisance sublime, dans le domaine des

connotations du mot "let" de protection: "fauler", "faux let", "ler à l‘anglaise", etc.

Néanmoins, Victor Hugo avait, peut être, raison en disant "La forme est le fond qui monte à la

surface".

 

Dans le "Café des Phares" j'ai trouvé ce que je cherchais: le lieu de rencontre avec des gens

sympathiques, qui posaient les mêmes questions que moi, s‘intéressaient aux problèmes pas forcément

pratiques, s'organisaîent spontanément pour riposter à l'imposition de la pensée conformiste.

Les gens qui viennent aux cafés philo présentent une palette multicolore: ils appartiennent à des

générations, à des couches sociales et à des cultures variées. Leur expériences existentielles vécues

sont différentes, alors, raison de plus, de les partager.

Ces gens ont une chose en commun — la passion de philosopher. La philosophie est pour eux un

moyen de rééchir sur les problèmes de la société en désarroi, sur leurs problèmes personnels.

Comme un animateur d‘un café philo disait "Notre but est de passer des réexes à la réexion."

 

D'une profession libérale, en apparence, l'amateur passionné de la philosophie classique allemande

et de la littérature russe, inexorablement logique, gardant toujours son sang-froid en tant qu'arbitre

entre des contreparties surchauffées.

 

La vraiefemmefrançaise, élégante, une guerrière subtile, toujours prête à relever un dé de la part

de la société ”macho", attentive, inclinée plutôt vers l'écoute d'autres et manifestement émue et

bouleversée pendant ses rares discours publics.

 

Le look de ”Che” et l’esprit rebelle des années 60, un militant ardent contre l'injustice sociale,

technophobe qui nie la raison dans ses discours, amboyants et structurés de la manière tout à fait

raisonnable, il cherche quelque chose ”au-delà", les sources de la tradition oubliée avec une

conviction profonde de les rétrouver pour changer ce monde indigne.

 

Le vrai français pour qui le plaisir, plutôt de caractère charnel, présente une valeur indissociable de

l'art de vivre, un amateur de bon vin, de bon repas et de bon sens, avec une attitude sarcastique par

rapport aux interprétations trop sophistiquées au sujet des choses très simples.

 

Le poète, l'âme solitaire, maladroit, sublime, gentil, plus sensible à l’imaginaire qu'au réel,

mélangeant dans ses propos interrompus les remarques, brutales et sarcastiques, au sujet des moeurs

actuelles, avec sa poésie, méditative, tendre, en quête de quelque chose éternelle, ineffable.

 

Elle est retrouvée.

Quoi ? - L 'Etemite'.

C'est la mer allée

Avec le soleil.

Arthur Rimbaud, "L'Eternité".

 

Et beaucoup d‘autres... Ils viennent, ils discutent, ils rient, et ensuite ils s'en vont à une autre fois.

 

De notre temps, la société humaine devient de plus en plus sophistiquée et différenciée. Parfois cette

complexité nous donne un vertige, qui vient du sentiment d‘impuissance de fournir le sens à ce

monstre - "la société” dont nous sommes tous les créateurs, les serviteurs et les victimes. Mais les mythes

concernant la société proposés jadis ne sont plus valables.

La société humaine en tant que système complexe, possède deux aspects dialectiques: l'universel et le

singulier. Le côté universel du système correspond à une tendance conservatrice qui a pour fonction

d'assurer la stabilité, la continuité, la pérennité du système. Le côté singulier du système est

responsable de son évolution, de son développement. Sa fonction est communicative, donc son rôle

est de produire de l'information nouvelle, de nouveaux échantillons à suivre ou à laisser tomber. A

travers le processus de confrontation entre l'universalité et la singularité, le système se tient, se

stabilise et évolue.

L'interaction des aspects universels et singuliers dans la société humaine a été étudiée par de

nombreux chercheurs. En particulier, en tant qu‘opposition entre sphères sociétales et individuelles,

publiques et privées, cette interaction fait l‘objet de recherches effectuées par le philosophe allemand

contemporain Jürgen Habermas.

 

D‘après J Habermas la séparation nette entre les sphères publiques et privées, on la trouve déjà dans la

Grèce antique. Dans la cité grecque, la sphère publique comprend des activités, communes à tous les

citoyens libres, qui se déroulent dans “l‘agora”. Tandis que la sphère privée est liée aux activités d‘un

individu et se limite à lui-même ou à sa famille. Cette polarisation de la société entre "le public" et "le

privé" reste intacte, ensuite, jusqu‘à nos jours. Mais, dans le parcours historique, les sphères publiques

et privées changeaith leur fond, leur forme, leurs rapports de forces.

 

J. Habermas considère que dans l‘Antiquité grecque le pouvoir a été concentré dans la sphère privée,

où des citoyens libres avaient à leur disposition leurs femmes, des serviteurs et des esclaves. Par

contre, la sphère publique était un lieu de libre échange d'opinions où les citoyens exerçaient une

fonction exclusivement de communication et où la manifestation du pouvoir a été très limitée.

 

Au Moyen Age, avec l‘arrivée de l‘absolutisme féodal, le pouvoir, gardant sa place dans la sphère

privée, pénètre aussi la sphère publique. Le pouvoir a envahi toute la hiérarchie sociale sous la forme

de propriété absolue sur la terre et de propriété partielle sur les hommes. Après l'appropriation de la

sphère publique par le pouvoir, la sphère publique a perdu sa fonction de communication.

J Habermas définit cette sphère publique déformée comme "représentative" parce qu’elle représente,

affirme en permanence, à travers des rites sociaux, des discours politiques et économiques, le pouvoir

installé dans la société entière. Elle a substitué à sa fonction de communication celle de representation

du pouvoir monarchique, étatique, et, finalement, elle a été convertie en sphère d'Etat par excellence.

La sphère publique représentative est restée en vigueur jusqu'aux temps modernes. A partir du XVII

siècle les pousses de la nouvelle forme de la sphère publique ont fait leur apparition comme les

premiers signes de la société civile à venir.

La société médiévale, hiérarchisée verticalement, se présente horizontalement comme une masse

homogène, anonyme. Aux temps modernes, à l'aube de l'économie de marché, le besoin social

nécessite l'apparition des agents économiques libres. Les individus ont commencé à chercher un lieu

pour se manifester. Ce lieu s'est réalisé comme une sphère-tampon entre la sphère d'Etat et la sphère

privée, où un nouveau modèle d‘organisation sociale serait discuté et élaboré. On peut la déterminer

comme une sphère publique, tout simplement, dont la fonction est redevenue la communication. Dans

les pays occidentaux, ce phénomène s'est produit sous formes très variées - les clubs en Angleterre,

les salons en France, les sociétés de lecteurs, les Académies en Allemagne dont l'épanouissement se

manifeste du XVII au XIX siècle.

Ainsi, à travers les activités culturelles et créatives (l'art, la philosophie), la sphère publique aboutit

finalement à son institutionnalisation et sa légitimation actuelle, avec l'apparition des parties

politiques, de la presse libre, du parlementæisme républicain. Le but de ces Institutions est de

riposter, au nom de l'intégrité de la société civile, aux tendances négatives, en provenance des intérêts

privés destructifs des individus, ainsi qu'aux aspirations totalitaires de l'Etat. Dans l'espace de la

sphère publique, les individus participent, d'une manière spontanée, au processus d'autoidentification,

d'autodétermination et d'autoréalisaîion.

 

Dans l'histoire de la civilisation humaine, des processus de ce genre se sont déjà produits avant les

Temps modernes. Dans une situation historique difficile, ces processus émergent spontanément "d'en

bas" et ont pour but l'élaboration de la nouvelle vision du monde, de la nouvelle éthique, visant,

finalement, le dépassement, la transcendance de l'impasse historique en cours. Citons quelques

exemples: les écoles philosophiques en Grèce antique, les premières communautés chrétiennes au

Proche Orient, les églises protestantes en Europe médiévale.

 

A présent, on peut constater que la société actuelle se trouve dans une situation très problématique.

Apparemment, l'intégrité de la société humaine a été mise en danger par le manque de contrôle des

forces agissantes dans certaines dimensions: le pouvoir dans sa dimension politique, l'argent et

l'informatisation dans ses dimensions économiques et techniques respectivement. Ces forces se

déploient suivant leurs propres lois de fonctionnement. Des tentatives, visant à changer de l'extérieur

leur déroulement, aboutissent inévitablement à un échec dont le fascisme et le communisme sont des

bonnes illustrations. Mais, les conséquences prévisibles du déploiement incontrôlable de ces forces

sont graves.

 

Par exemple, Jeremy Rifkin, un sociologue américain dans son livre "La fin du travail" montre que

l'informatisation de la société est à l'origine de la polarisation du marché du travail entre deux groupes

peu nombreux - une main-d'oeuvre très éduquée, très qualifiée, bien payée et celle peu qualifiée et peu

payée. Par conséquent, les postes de travail qui demandent une qualification moyenne sont en train de‘

disparaître. Donc, les gens, occupant actuellement ces postes, seront exclus du marché du travail et de

la société, tout simplement. C'est pourquoi un autre livre, traitant du même problème de l'auteur

français, Viviane Forrester, s'appelle "L'horreur économique“. C'est vrai, ce phénomène produit l'effet

d'aliénation dans l'esprit des gens, qui le sentent comme un disconfort psychologique, comme une

pathologie sociale.

 

Il faut y ajouter, aussi, le changement profond de la nature de la sphère publique.La morale, l‘éthique

formulée et déclarée dans la sphère publique aux temps modernes se trouvent en contradiction flagrante

avec "la barbarie civilisée" des temps postmodemes: l‘apparition des problèmes écologiques au niveau

mondial, la polarisation entre "les riches" et "les pauvres" tant au niveau des nations que dans ùn seul

pays, les guerres locales, accompagnées par des atrocités inimaginables.

Le mythe de l‘agent principal de la sphère publique, de l‘individu libre, indépendant, conscient de ses

pensées, de ses sentiments et rationnel dans ses actes, a été bousculé par les trouvailles multiples dans

les domainesdifférents: la philosophie, la psychologie, la sociologie. En fait, il ne reste pas assez de

place dans la sphère publique pour l‘individu libre.

 

Dans cette situation explosive, la société, pour se préserver, est obligée de produire une force

intégrative pour servir de contrepoids. Cette force pourrait surgir dans l‘espace, où se croisent des

tendances conservatrices et évolutives, des intérêts de la société, en tant que système, et des intérêts

de ses parties - des individus. Donc, cette force peut être engendrée par la sphère publique dans le

cadre de sa fonction de communication.

 

La sphère publique est un lieu de manifestation de la diversité des visions du monde, des valeurs, des

volontés. Ce pluralisme venant "d‘en-bas” de la sphère publique doit être converti, à travers de la

communication, dans le consensus social ”du-haut", ayant une caractère universel, normatif, légitime.

Ce problème a été déjà formulé par Jean-Jacques Rousseau: "Comment les volontés de tous

deviennent-elles la volonté générale?"

Le problème de l'universalité, de la légitimité du consensus dans ce cas est très proche de celui de la

vérité dans les sciences. Avec la différence: qu'on cherche la vérité dans le monde des objets tandis

que la légitimité appartient exclusivement au monde humain. En quelque sorte, on peut traiter la

légitimité du consensus social comme "la vérité sociale".

Pour le monde des objets on place la vérité ou à l‘extérieur du monde - les formes idéales chez Platon

dans l'Antiquité, par exemple, ou à l'intérieur du celui-ci - les procédures d'expérimentation répétitive

de la science positiviste de nos jours.

Par analogie, dans le monde humain la vérité sociale est conditionnée soit de l‘extérieur comme une

caractéristique immanente d‘organisation de la société idéale - la République chez Aristote, par

exemple, soit de l'intérieur au travers des procédures établies - des élections démocratiques dans la

société libérale actuelle.

En tout cas, "la vérité sociale" n'existe pas à priori, mais elle est constituée en permanence dans la

sphère publique par la délibération des citoyens à travers le discours. Donc, "la vérité sociale" apparaît

pendant et après le discours, mais pas avant. Cela veut dire, que la légitimité du consensus n‘est pas

conditionnée par un rapprochement vers "la vérité sociale absolue", mais, exclusivement, par

l‘organisation du discours, afin qu‘il soit représentatif, du point de vue des volontés de tous, donc,

démocratique. Autrement dit, le consensus obtenu n'est pas légitime, parce qu'il exprime

authentiquement la volonté générale prédéterrninée, mais parce qu‘il vient du discours démocratique,

où se présentent les volontés de tous.

 

En résumant, on peut constater que la sphère publique est le lieu du discours dont la nature

démocratique détermine la légitimité du consensus obtenu, l‘authenticité de "la vérité sociale".

Dans cette optique, le bon fonctionnement du discours démocratique dans la sphère publique

représente pour la société une importance cruciale.

 

Durant notre siècle le discours démocratique se manifestait sous formes différentes: les groupes de

"non-violence" aux Indes à l‘époque du colonialisme, les communes "des hippies" aux Etats-Unis des

années 60, protestant contre la guerre au Vietnam, les communes du "New Age" de nos jours, rejetant

la société de consommation, les associations "Green Peace" contre la pollution de la planète et

"Amnesty International" contre l'injustice politique et sociale.

 

"Les cafés philo" sont aussi la manifestation du discours démocratique. Ils présentent une réaction

spontanée des gens pour trouver des repères dans les conditions du changement radical des structures

économiques et sociales de la société actuelle.

Le premier café philo a été le "Café des Phares", à la place de la Bastille. Actuellement, il y a à peu

près 50 cafés philo en France, avec une dizaine de cafés à Paris, et une dizaine de cafés philo

fonctionnent déjà hors de l'Hexagone - aux Etats-Unis, au Japon, en Angleterre, en Suisse, en

Belgique et au Canada.

 

Les cafés philo sont, en quelque sorte, une forme appropriée de la "philothérapie de groupe" dont les

participants, se sentant mal à l‘aise dans la société actuelle, se réunissent pour changer leur identité,

leur mentalité, leur valeurs, sur la base de leur synergie intellectuelle. Ces mutations au niveau des

consciences individuelles, générées par les individus-mêmes, peuvent et doivent influencer la

conscience collective et faire apparaître une nouvelle éthique, mieux adaptée aux nouvelles

conditions.

 

Les cafés philo sont en devenir. On cherche à l‘aveuglette leur agencement. Il y a des cafés philo

spécialisés par leur audiences ("intello", "SDF"), par les styles d‘animation ("show room", "club par

intérêts"), par les thèmes abordés ("action politique", "recherche spirituelle"), etc.

Il apparaît déjà certaines manifestations d‘usure, de fatigue, de déception précipitée. On critique les

côtés ludiques, narcissiques, exhibitionnistes, parfois trop accentués dans les débats, la banalisation,

la simplification, la perte du fond des sujets choisis pele-mêle et discutés à la hâte.

Mais, dans les cafés philo les participants aussi apprennent ensemble à être ouverts, tolérants, orientés

plutôt vers l'écoute des autres que vers leur propre discours, tourné vers le partage plutôt que vers la

domination.

Le café philo est l‘agora postmoderne, le lieu public, où les individus, mis dans une situation critique,

viennent élaborer un nouveau consensus par les moyens du discours démocratique.

 

ECONOMIE BIZARRE DES GENS DANS UNE VOITURE

 

Je voyageais en auto-stop vers la Côte d'Azur en compagnie du conducteur David, son amie Hélène

et un autre passager inconnu.

David avait sa main gauche dans le plâtre, mais cela ne l’empêchait pas en apparence de conduire sa

voiture à toute vitesse. Hélène, a ses côtés, s'est mise en boule, et elle encourageait David, de temps

en temps, dans son périple audacieux par un geste distrait, en caressant légèrement ses cheveux. Elle

aimait visiblement David, et c’était bien agréable de l’observer dans cet état affectif.

 

Au début du voyage les hommes échangeaient des remarques sans importance, evoquaient leurs

activités professionnelles, discutaient des derniers événements de mass-média, etc. C’e'tait leur

premier contact, et ils essayaient, à la hâte, de se positionner avantageusement dans cette minuscule

société roulante. Hélène se taisait, n'ayant apparemment aucun intérêt aux débats agités des hommes.

Perdue dans son imaginaire, elle cédait la place aux hommes pour qu’ils puissent continuer le

tournoi interminable avec un seul but de dominer les autres, d‘obtenir acte de soumission de leur

part.Les hommes continuaient à parler de la conjoncture économique, du chômage, de la consommation,

enfait, de toutes ces connotations du progrès technique qui détermine et dirige actuellement la

société humaine.

 

Nous sommes partis de Paris très tard dans la soirée, et la nuit tombait progressivement. Les choses

derrière les vitres de la voiture devenaient plus sombres, floues et incertaines.

Ce passage subtil du jour à la nuit annonçait l'interruption provisoire des activités frénétiques de la

journée et l'arrivée inévitable de l'immobilisme nocturne, de la petite mort en suspens. Cette

ambiance transitoire de crépuscules brouillait étrangement les cartes, les mots habiles, les certitudes

immuables.

La voiture roulait vite vers la nuit tombante, et les gens enfermés à l’intérieur commençaient à

somnoler. On avait impression que la voiture, ayant son propre but, sans tenir compte de la bonne

volonté des gens, se déplaçait toute seule sur la route désertique suivant les indications de premières

étoiles apparues dans le ciel.

 

Notre siècle est caractérisé par la divergence flagrante entre deux sphères principales d‘activités de la

société humaine - la sphère matérielle et celle symbolique. La sphère matérielle est caractérisée par le

développement rapide de sa dimension technique. Tandis que la sphère symbolique se trouve plutôt

dans l‘état d‘errance chaotique.

 

Ces tendances ont été déjà repérées par Max Weber. Il étudiait le phénomène de croissance du

domaine d‘activités humaines, dirigées par des mécanismes de décisions rationnelles (le travail,

l’économie, la vie urbaine). Cette croissance était accompagnée par la légitimation progressive

d'institutions de la science et de la technologie, en tant que des formes de rationalisation. En

conséquence, les anciens mythes, fabriqués dans la sphère symbolique, ont été obligés de céder leur

place au nouveau mythe du progrès technique. Ainsi le monde humain a perdu ses valeurs

métaphysiques d‘antan. Il a été désacralisé et instrumentalisé. C’est arrivé, d‘après Max Weber, à cause

d'imposition occasionnelle et malappropriée des intérêts socio-politiques dans le domaine de la

technique qui était par sa nature plutôt libératoire que maléfique pour l‘homme. Donc, la domination

technique actuelle a été considérée par lui comme un simple accident dans l'histoire humaine.

Mais Martin Heidegger se rendait compte de la gravité de cet accident en le nommant déjà comme

"une catastrophe métaphysique".

 

Plus tard, Herbert Marcuse s‘est montré beaucoup plus méfiant de la technique. Il traitait l'idée du

progrès technique comme une idéologie nouvelle basée sur l‘attirance du confort de la condition

humaine, d‘une part, et sur la domination de la nature par l‘homme, d‘autre part. Naturellement,

comme n‘importe quelle idéologie le progrès technique s‘est mis hors de réflexions critiques et il a été

définitivement accepté par la conscience collective. Herbert Marcuse imaginait quand même que dans

les conditions d'une formation historique différente du capitalisme le progrès technique pourraitjouer

un autre rôle, et, par conséquent, les relations entre l‘homme et la nature ne seront pas tellement

hostiles. Mais, à présent, il n‘y a qu‘une seule formation, le capitalisme.

 

De nos jours Jürgen Habermas ne partage plus l‘espoir de Herbert Marcuse de changer le rôle du

progrès technique dans la société actuelle. Il pense que la société humaine dépend entièrement et sans

réserve du travail collectif, des activités rationnelles dont le progrès technique est une forme

principale. Donc, pour lui, le progrès technique n‘est pas un accident, ni une déviation occasionnelle,

mais un projet authentique de l‘humanité qui possède quand même certains défauts.

La sphère symbolique de la société humaine est un espace où la morale, l'éthique apparaissent comme

des moyens de protection de l’intégrité de la société, destinés à servir de contrepoids contre des

forces, parfois destructives, qui surgissent dans la sphère matérielle. L‘interaction équilibrée entre la

factualité de la sphère matérielle et la nécessité morale imposée par la sphère symbolique est un gage

de vitalité de la société.

En tant qu'idéologie nouvelle, le progrès technique remplace la morale humaniste d‘antan, basée sur la

liberté, l'égalité et la fraternité, par la nouvelle éthique déshumanisée, qui est conditionnée par les

principes de l'économie libérale - la domination, l'inégalité et la concurrence. Ces valeurs-là, par

leur nature, ne sont pas capables de consolider la société, de garantir son intégrité. Donc, il y a un

danger de perte da la fonction morale. Pour faire face à ce problème il faut créer une nouvelle éthique

sur la base du consensus démocratique qui sera capable d‘assurer la cohésion de la société.

 

Au petit matin nous sommes arrivés à Saint-Raphaël, et j’ai quitté mes compagnons. J 'ai peu dormi,

mais ma tête était reposée, et j’observais des choses autour de mai avec curiosité. Le soleil venait de

se lever, on sentait bien la fraîcheur matinale, tout était clair, immobile. La merfigée ressemblait à

un gros verre. La plage était vide, dans les rues il n'y avait pas de voitures, ni de passants. Les seuls

acteurs de ce paysage onirique étaient des oiseaux, invisibles dans le feuillage d 'arbres. Leurs cris de

temps en temps, rares et répétitifs, coupaient le silence en périodes régulières. J ’écoutais quelque

temps ces cris perçanls et noçtalgiques qui me rappelaient vaguement des sifllets d'un train venant de

loin, et puis je me suis mis en route pour aller chez mes amis.

 

C ’était une maison isolée, insérée dans une colline et cachée par la folle verdure du Midi. La maison

était très spacieuse, avec deux étages et un sous-sol. Une véranda l'entourait, d 'où on pouvait

observer le jardin et la piscine au coin. La mer n'était pas visible à cause de nombreux arbres, mais

si on regardait dans sa direction, la voûte du ciel, claire et mouvementée, témoignait de sa présence.

La maison, la colline, les arbres, le cielfaisaient un seul bloc, une demeure à habiter.

 

La famille qui habitait cette maison était nombreuse, composée des parents et de trois enfants. C'e'tait

toute la galaxie avec ses centres d'attraction, ses étoilesfilantes et montantes, ses soleils et ses

planètes.

Le père, costaud, barbu, ayant grand air et agissant avec des gestes assurés, était le créateur de cet

univers en pleine expansion. Il présentait la stabilité, la certitude, la pesanteur et le bon sens. Il

fumaif, il buvait, il profitait de la vie pleinement dans ses dimensions charnelles. Dans son

incarnation terrestre il était professeur d’anglais au lycée.

La mère, une femme suave et fragile, avec de grands yeux et un sourire doux, observait rêveusement

la mécaniquefamiliale à distance et dirigeait ses chères nébuleuses avec la grâce et la délicatesse,

rayonnant de tendresse et de compréhension. Elle composait avec son mari une espèce d'étoile

double, étant aussi, comme lui, professeur d 'anglais au même lycée. Mais, contrairement à l’orbite

solide et stable de son mari elle était visiblement sur l'orbite plutôt imaginaire. Elle aimait lire, et elle

trouvait le temps de beaucoup lire malgré ses occupations ménagères multiples. Parfois, durant une

conversation elle devenait silencieuse, plongée brusquement dans son imaginaire, et on pouvait

seulement deviner quels paysages passaient en ce moment devant ses yeux grands ouverts.

Les enfants, deuxfils et une fille cadette, formaient un système planétaire instable, changeant sans

cesse leurs orbites, leur comportement et leur humeur. Tout et tous étaient en mouvement perpétuel,

interrompu par des éclats de rire, des remarques mordantes, des confidences intimes, des

conversations vives et longues.

Tandis que les garçons étaient en train de quitter l'âge tendre de l'adolescence pour entrer

definitivement dans le monde des adultes, la fille cadette, une créature céleste sans chair et sans

défauts, gardait encore la sensibilité et la jovialité d’une enfant épanouie. Les garçonsfaisant

semblant d ’être des durs la traitaient d’une manière paternelle et ironique, mais en fait ils l 'adoraient.

La jeune lle a raconté une fois l'histoire qui lui était arrivée, à elle et sa copine l'été dernier. Quand

elles se promenaient aux alentours de la maison, un vieux monsieur les a abordées et leur a posé des

questions anodines. Finalement, il a essayé de les inviter à se promener ensemble quelque part, mais

elles ont carrément refusé. Elle a fini cette histoire par une phrase pensive "Les gens sont bizarres”.

Je crois qu’il y avait dans cette remarque une accusation du monde d'adultes par l'enfant qui voyait

leur comportement comme absurde et incompréhensible. Mais, l’absurdité parfois est un signe d’une

complexité insaisissable qui dépasse la nitude des hommes et les transforme en "gens bizarres”, en

apparence. Dans cette optique la lle pressentait déjà ce passage inévitable de la simplicité et de la

transparence infantiles, proche de l'animalité naturelle vers l'ambiguïté et l'opacité de l'âge de

raison, vers l‘aliénation prédestinée. Elle attendait, docile et effrayée, le détachementfatal de ses

parents, des frères bien aimés, de la maison, des arbres, de la mer, enfin, du monde entier qui était en

train de devenir pour elle un lieu étrange, hostile, où des gens bizarres et des objets énigmatiques

participaient à un rite insensé qui s'appelait la vie.

 

Certaines idées faisant face aux bizarreries des gens sont obligées de rompre avec le bon sens et

deviennent, à leur tour, bizarres aussi. En essayant de dépasser une vision préétablie, tellement

évidente et immuable auparavant, elles commettent une espèce de sacrilège, un crime contre la pensée

en vigueur.

 

Georges Bataille, nommé par Jean-Paul Same comme '‘un nouveau mystique", tentait d'élaborer une

théorie d‘économie générale, basée sur l‘opposition "homogénéité-hétérogénéité". Il considérait

comme le principe constitutif de la société actuelle l‘homogénéité. D‘après lui il existe dans la société

une tendance dominante vers la homogénéité qui se manifeste par l‘établissement et l'imposition

d'ordre qui diminue le chaos, la hasard, la perte, la singularité. Bref, on exclut la gratuité et

l'hétérogénéité au prot de l‘utilité et de l‘homogénéité qui assurent le plus bas niveau des tensions

dans la société.

Le fonctionnement du principe de l‘homogénéité présuppose une commensurabilité de toutes choses

en circulation dans la société et une acceptation de cette commensurabilté dans tout le corps social.

On peut trouver ici la description d'un modèle, presque marxiste, de la société. L’infrastructure

économique déterminante fondée sur la libre production et échange de marchandises, mesurées et

comparées sur la base d‘une commune mesure - l‘argent, et ayant pour le but le rendement et le prot,

conditionne la superstructure socioculturelle dont la fonction est d‘imposer l'idéologie dominante avec

ses valeurs de bien-être matériel, d'ordre, d‘homogénéité.

 

D'après Georges Bataille, la mise en pratique du principe de l'homogénéité devient, nalement, la

fonction monopolisée soit d‘un groupe social, soit de l'Etat qui prennent possession des moyens de

production, du prot, du contrôle des échanges et du discours idéologique. Dés lors, le principe de

l'homogénéité est appliqué partiellement dans la société, et en conséquence le niveau des tensions

dans la société augmente. C'est pourquoi pour se renforcer le principe de l‘homogénéité élargit la zone

interdite de l'hétérogénéité en y mettant la folie, la démesure, l'érotisme, le sacrice et certains

groupes sociaux dépossédés, le prolétariat en particulier, qui refusent l‘ordre établi.

Ainsi, une équilibre précaire s‘installe dans la société entre la zone de l'homogénéité imposée, neutre

et cohérente par nature, et celle de l'hétérogénéité, contradictoire et explosive.

Dans ce couple dialectique l‘homogénéité, qui fonctionne au régime de tension minime, en

augmentant son propre ordre et en ampliant la zone d‘exclusion, et qui n'a pas en elle-même la

raison de son existence, représente la culture, la deuxième nature créée par l'homme. Tandis que

l‘hétérogénéité, liée avec la vrai nature, la première, joue un rôle d'altérité démesurée, excessive et

irrationnelle portant en elle-même l‘auto-justication sous forme de la négativité dans la folie, du

désir dans l'érotisme, de la violence dans la révolution. La nature est irrationnelle, violente etexcessive,

comme les animaux le montrent bien dans leur comportement, en agissant sans pitié ni motif précis et en

consumant à outrance.

 

De la même façon, contre l'économie rationnelle de production à moindre frais du capitalisme

l'hétérogénéité impose la dépense, la perte, le sacrifice inutile, et contre le bon sens, la raison et la

maîtrise de soi-même de la société bourgeoise elle impose l'excès, le rire, la folie.

Par annulation de tout système introduisant l'ordre sous forme de sens, de valeur, d‘identité, de signe

l’hétérogénéité impose souverainement le chaos de la nature dans l'ordre précaire de la société

humaine, transgresse les frontières d'exclusion érigées par l'homogénéité, échappe à l'humanité et

ouvre à l'Illimite.

 

Un jour la jeune fille qui prononçait la phrase ”les gens sont bizarres " peut tomber sur un ouvrage

de Georges Bataille. Et après l’avoir lu, elle ne répétera jamais cette phrase peut être, parce que

l'homme échappe à tous les schémas, à toutes les normes et "être bizarre " représente pour lui son

comportement classique.

 

Le fil de l'homme est étire', jusqu 'à le perdre,

Entre la symétrie rectiligne et la continuation d'une route.

Lent ruissellement de la vague montante

Qui disparaît sans traces pour ne pas disparaître.

 

LES FRESQUES D'AKROTIRION

 

En été 1997, j'ai entrepris un voyage en Grèce. Il faisait très chaud, et la ligne d‘horizon était visible

tout le temps. J'ai traversé presque toute la Grèce continentale et la grande partie du Péloponnèse. J'ai

visité aussi deux îles des Cyclades: Hydra et Egine.

 

La Grèce contemporaine n'est pas la Grèce antique, et on n'y trouve pas de Socrate ni de Platon. Il n'y

a que des vestiges d'une civilisation magnifique qui a servi de berceau pour toute la culture

occidentale. Il y a des ruines partout: sur la terre, sous la terre, au milieu d'une plaine ensoleillée, sur

le plateau surplombant la mer, parmi des olives éparpillées dans les collines, au centre d'une ville à

côté d'un supermarché. Le passé lointain est bien présent, et il semble, qu'il domine cette agitation

éphémère de nos jours.

 

Je voyais la Grèce ancienne dans les mirages formés par des flux d'air surchauffé surmontant les

collines près de Mycènes. Cette Grèce avait l'air de quelque chose d 'éblouissant, blanc, géométrique

et circulaire, flottant dans l'océan préhistorique sous la voûte du ciel d'azur, peuplé par les Dieux,

cruels et ridicules. Je trouvais, aussi, la Grèce ancienne dans l'ensemble chaotique de pierres

taillées, arrondies par le vent et par le temps, mais gardant sur leurs surfaces les signes

conventionnels, faits par l'homme et destinés à l'homme; dans la verticalité noire des colonnes

doriques, perçant le ciel du soir, d 'un temple délabré sans plafond et sans murs; dans la poussière

rougeâtre, couvrant des stades désertiques, sur laquelle sont restées intactes, les traces de pieds nus

des coureurs haletants; dans l 'immobilité envoûtante des sculptures de deux frères, Cléobis et Biton,

à qui les Dieux ont donné la grâce de mourir jeunes, en plein épanouissement, sans vieillir.

Et par-dessus tout, le soleil divin, versant la lumière, la chaleur et l'éternité.

 

Au Musée d'Athènes j'ai eu la chance de regarder les fresques, apportées des fouilles d'Akrotirion, site

découvert en 1967 sur l'île Santorin. Santorin et ses petites îles voisines sont les restes d'un puissant

volcan qui a explosé et s'est enfoncé dans la mer, vers 1.500 av. JC. Pour certains archéologues, c'est

ici que se situe la légendaire Atlantide détruite, d'après le mythe, par une éruption volcanique à la

même époque.

 

Les fresques d'Akrotirion appartiennent à la civilisation minoenne, ainsi dénommée à cause du

légendaire roi crétois Minos, la plus ancienne civilisation européenne. Il semble, que la société

minoenne ait été théocratique, comme le Tibet contemporain. Les gens vivaient en autarcie presque

parfaite, menaient une vie paisible, sans être dévorés de soucis d'expansion territoriale ou

économique. Ils consacraient beaucoup du temps et d'énergie aux rites religieux, aux festivités et à

l'art. Les activités religieuses, politiques, économiques, sociales ont été complètement entremêlées.

On ne pouvait pas distinguer le divin de l'humain, le sacré du profane, le religieux du laïque. L'ordre

de la société humaine reflétait l'ordre divin, l'ordre éternel et répétitif de la nature.

La vision du monde était basée sur les principes de l'universalité et de la pérennité. La singularité et la

variabilité ont été traitées comme une chose sans importance. La perception du temps a été circulaire,

périodique. Donc, l'histoire, liée par sa nature à la linéarité du temps, n'existait pas pour les minoens.

L'histoire a été inventée plus tard, par les Grecs, qui ont conquis les îles de la civilisation minoenne

vers 1.500 av. J .C. A partir de ce moment, l'histoire, la décadence de la civilisation minoenne

commença et après plusieurs tremblements de terre et l'éruption volcanique un siècle plus tard, elle fut

totalement détruite.

 

Parmi les fresques d'Akrotirion, il y en avait deux qui ont attiré le plus mon attention.

 

La première, la fresque "Le pêcheur”. Un jeune homme, debout, porte dans ses mains des poissons

ficelés pour les déposer comme une offrande aux Dieux. La couleur de son corps, complètement nu,

est ocre, rose, celle des poissons est bleu pâle, jaune. Le fond de la fresque est neutre, sableux. La

composition est verticale, symétrique. La ligne du corps au milieu, avec les mains pliées

horizontalement,en haut, et les jambes légèrement écartées, àla base, forme une croix dont les côtés

sont ondulatoires et les angles - arrondis. Cela ressemble à un arbre, l'arbre de vie. La chevelure de

l’homme est partiellement rasée, et à cause de cela, elle a une couleur bleu pâle. Cette tâche bleu

pâle au milieu, en haut, avec deux autres tâches symétriques des poissons, de couleur semblable,

plus bas, compose une figure géométrique, un triangle, superposé sur la croix du corps de l'homme

Cette union étrange d 'une forme organique de la croix vivante, aspirant vers le haut, avec la

géométrie rectiligne et pesante du triangle, ancré dans le bas, donne l'impression d'un équilibre,

établi entre les forces de la vie et l’ordre de la nature.

En regardant la fresque, je sens le mouvement lent, invisible de ses contreparties, leur confrontation

et leur fusion, l'une prend la place de l'autre et la lui cède à nouveau. C 'est comme le changement de

saisons: le printemps, l'été, l’automne, l‘hiver, et encore le printemps, et ainsi de suite.

 

La deuxième fresque était ”Les garçons—boxeurs”. Deux garçons sont en train d'échanger des coups

de poings. Tous les deux sont nus, portant seulement des ceintures et des gants sur leur mains droites.

La couleur de leur corps, ocre, rose, est un peu différente: le corps du garçon à droite est plus

sombre. Leurs têtes, partiellement rasées, portent de longues mèches noires. Les jambes sont écartées

symétriquement, de telle manière, que leurs pieds droits se réunissent. La scène est très mouvementée,

pittoresque. L'ambiance du combat n'est pas hostile et offensive, mais, plutôt ludiqueet conviviale.

Les postures des garçons, vives et élégantes, forment un rectangle, avec les mains droites avancées,

en haut, et les pieds droits, réunis, en bas. Mais cette figure, symétrique et stable, est néanmoins,

perturbée par certaines déviations, parfois concertées, de ses parties. Si une partie d 'un corps est en

avant, la partie correspondante de l'autre corps est en recul. La position des mains droites desgarçons

est presque symétrique, mais, par contre, à la main gauche avancée d'un garçon répond la main gauche

reculée, largement derrière l'autre. Au ventre légèrement gonflé du garçon, avec les genoux plus pliés,

répond l'espace creux de la zone pubienne de l'autre garçon. Plus, la couleur sombre des cheveux et les

lourdes masses séparées des têtes, en haut, sont en opposition à la couleur pâle et à la droiture et à la

légèreté de la ligne des pieds, en bas.

On peut sentir dans cette image que la confrontation présentée est souple et fluide. Les oppositions

qui y sont présentées - les garçons, les parties de leurs corps, les couleurs, les formes, n'ont pas pour

but de dominer, d'éliminer l'autre, mais de coexister avec l'autre à travers l'équilibre dynamique des

forces complémentaires. Les contradictions se réunissent harmonieusement, en s'opposant, enapparence.

Donc, si cette scène de combat des garçons-boxeurs, par sa nature, doit manifester la confrontation,

la compétition aveugle et féroce, l'image montre le contraire Il y a ici, encore, cette similitude

étrange avec la nature, ou la sélection naturelle se passe de la même manière, ayant pour but de

préserver toutes les composantes d'écosystème sans en perdre aucune.

 

Bien que la civilisation minoyenne ait été détruite définitivement, j'ai trouvé quand même son

survivant quelque part en Grèce.

 

J 'étais dans un petit village grec. L'église orthodoxe à visiter était fermée. Il fallait trouver un

fonctionnaire, qui s'appelait Mikhail Pope, pour ouvrir la porte. Le mot "pope " signifie en grec

"prêtre". Finalement, Monsièur "Prêtre " est arrivé.

С 'était un homme robuste, grand, calme et souriant. Il ne ressemblait pas à un fonctionnaire, mais

plutôt à un paysan qui travaille toute l'année dans la nature, suivant ses rythmes saisonniers.

Monsieur ”Prêtre " a ouvert la porte, et la visite a commencé.

A ma grande surprise, j 'ai découvert parmi les Saints sur les fresques murales de l'église les éminents

personnages, tout à fait laïcs: Platon, Foukidid, Salon. Monsieur "Prêtre" m'a expliqué que c'est très

naturel de les mettre, la, à côté des Saints, comme on fait pour les rois, les guerriers, et de même

pour tous les grecs qui ont fait du bien à leur pays.

Durant ses propos j 'observais attentivement Monsieur "Prêtre ", son visage bienveillant, sa manière

de présenter des choses.

Il parlait lentement, en ajustant ses mots patiemment, avant de les prononcer. Il avait l'habitude de

regarder tout droit dans les yeux de son interlocuteur, en accompagnant ses phrases par des gestes

ralentis de ses mains habiles, tandis que son corps restait immobile. L'expression de son visage était

calme. sereine. Parfois, j'ai eu l'impression que son regard passait à travers moi pour observer et

toucher des choses très lointaines. Mais, il revenait chaque fois, et son large sourire m'invitait a

suivre, à nouveau, son discours rassurant

Je me sentais en présence de quelque chose de profond, puissant, indicible. Dans cette église Monsieur

"Prêtre " n'était pas un prêtre, mais beaucoup plus.

 

J ’étais dans l’enchantement, et j 'essayais de lui exprimer mes sentiments. Il ne parlaitpasfrançais,

mais nous pouvions communiquer en anglais. Il me semble, qu'il n'a pas bien compris mon attitude

envers lui, mais il m'a fait confiance.

La visite terminée, nous nous sommes serrés les mains, et je suis parti. Après quelques mètres, j 'ai

tourné la tête pour le voir encore une fois, mais le dernier survivant de la civilisation minoyenne

avait disparu dans la nature.

 

Il me semble que la société occidentale actuelle, dont la Grèce contemporaine est une partie, a quitté

ses sources d'origine et s‘est déplacé dans l'espace différent de celui de la civilisation minoyenne.

Evidemment, beaucoup de temps s‘est écoulé, et cela parait tout à fait normal que notre société ait

changé, nous mêmes, nous sommes devenu différents de nos ancêtres. Mais, personnellement je vois

que les résultats de ces changements sont tellement ambigus que cela m'oblige de me poser la question:

où sommes—nous arrives?

 

On peut décrire notre civilisation d‘après un schéma simple. Je vais choisir l'approche marxiste, tenant

compte de mes origines postsoviétiques, qui donne, à mon avis, une image perspicace et adéquate,

dans ses grandes lignes. Les autres approches sont aussi valables, mais je crois qu'en accentuant

certains aspects, en ajoutant les détails pertinents, elles ne changent pas grande chose, en fait.

 

L'homme et la nature se trouvent en opposition, basée sur la présupposition d‘hostilité de la nature et

de la supériorité de l‘homme à son égard. Cette supériorité est étroitement liée avec l‘apparition de la

notion du "moi", de l‘individu, qui disceme nettement la frontière entre "moi" et "non-moi". Le

principe constitutif du "moi" est de dominer le "non-moi", la nature, en la transformant.

L'ensemble des individus, la société est un système dont le but est sa préservation, sa reproduction et

l‘expansion par les moyens extériorisés, par la technologie. Ce processus dynamique s‘appelle le

progrès technique qui s‘accompagne d‘accumulation des biens, des connaissances, des "richesses".

Le moteur du progrès technique est la compétition entre des individus qui pousse à l'extrême leurs

capacités physiques, mentales, affectives pour produire plus, pour consommer mieux. Cette

compétition vise l‘augmentation du niveau de concentration des "richesses‘ entre des mains peu

nombreuses, la condition nécessaire et propice du progrès technique. Inévitablement, cette

concentration aboutit à l‘inégalité agrandissante qui oppose l‘élite, les gens les plus actifs et les plus

agressifs, donc, les plus utiles pour la société, et les autres, les gens humbles, qui sont utilisés par

l'élite comme la matière première dans le cadre d‘exploitation de toutes sortes.

L'exploitation, cela veut dire le travail forcé des gens humbles dans le but lucratif de l'élite, c'est un

Mal nécessaire, parce que les gens, en général, n'aiment pas travailler. Les gens de l'élite ne sont pas,

obligatoirement, des gens méchants, ils sont plus actifs, tout simplement. Ils exploitent les gens

humbles pour récupérer la plus-value, pour accumuler le capital, pour l'investir, pour élargir la

production, etc. Grâce à l'élite, à l‘exploitation la puissance économique et technique de la société

humaine s‘augmente sans cesse, et tout le monde en prote, et compris les gens humbles. Donc, la

prospérité totale est assurée.

 

Il reste quelques remarques à faire. Les gens humbles exploités, pour gagner leur vie, sont obligés de

Vendre leur travail sans avoir la réponse claire à la question: quelle est la liaison, entre les résultats de

leur travail et leurs vies? Cela amène la fameuse aliénation des résultats du travail, donc, un malaise

psychologique, un sentiment d‘absurdité qu'on essaye de refouler par les délices de la consommation.

A cause du progrès technique, l‘écosystème planétaire est déséquilibre, donc, il ne reste pas assez de

Places pour vivre convenablement, et en plus, il n'y a pas sufsamment de travail pour tout le monde.

Le problème de surplus de la matière première, des gens humbles, se pose nettement.

 

On peut résumer que dans le processus de la transformation de la nature par l‘homme, par le moyen du

Progress technique dont la condition nécessaire est l‘exploitation de l‘homme par l‘homme, l'inégalité

des hommes a abouti à un tel niveau qu'elle rend la vie d'une grande partie des gens extrêmement difcile

et absurde.

 

On a impression que la société humaine est dirigée, si elle est vraiment dirigée, par des forces anonymes,

inhumaines.

 

LES VISITEURS DU SOIR

 

Ils sont arrivés à sept heures du soir, comme c'était convenu. Jorge que j 'aime beaucoup m'a dit au

téléphone qu 'il viendrait avec son ami(e) norvégien(ne).

Quand on dit en français "mon ami(e " cela pose toujours le problème, pour un étranger comme moi,

de deviner le sexe d'une personne dont on parle. Il paraît inconvenant parfois d'entrer dans les

détails à ce sujet et on laisse tomberflnalement une tentative d 'e'lucider cette chose naturelle. C 'est

pourquoi je restais dans une incertitude complète concernant l'ami(e) qui accompagnerait Jorge

pendant sa visite chez moi.

 

Quand j 'ai ouvert la porte j 'ai tout d'abord vu le corps massif de Jorge emballé dans un pardessus de

cuir noir. Avec ses lunettes noires et son "look" amérindien il avait l'air d'un dur sorti d'unfilm

américain, et représentait, en quelque sorte, la force à l'état brut. Mais, c'était une simple apparence,

parce que je ne connaissais personne d 'autre qui soit tellement sensible, vulnérable et ouvert comme

Jorge.

 

Jorge était un vrai amérindien, ke'chuoi, un descendant du roi du soleil, du Grand Inca, comme il

disait lui—même. Avec sa fierté débordante de la civilisation amérindienne précolombienne, sa révolte

incessante contre les misères imposées à son peuple par la race blanche il était une preuve vivante

d'unevitalité immense des Amérindiens qui auraientpu riposte farouchement aux conquistadores

espagnols a l'époque. Mais ils se sont soumis aux Espagnols presque sans aucune résistance, parce

qu'ils considéraient, conformément aux mythes anciens, les Espagnols montés à cheval comme des

Dieux descendants du ciel ayant pour but d'installer l'Ordre Divin sur leur terre. Parce que l'Ordre

est à l 'origine de la Vie, il la produit et la dirige.

Mais les Dieux descendus, tellement avides du metal jaune brouillaient sauvagement une image de la

predestination sacrée, acceptée d'ores et déjà par des Amérindiens, et dévoilaient pour eux une autre

réalité, celle de la chute d'une civilisation épanoui, d'un Etat théocratique incarnant l'Ordre Divin

sous les coups des barbaresféroces venus de l'océan qui apportaient avec eux un autre ordre, l'Ordre

régi par le metal jaune.

 

On peut sentir dans la poésie de Jorge une fascination devant le passé historiqueflamboyant

mélangée avec une amertume d'une harmonie saccage'e, d'un paradis perdu.

 

Pour aimer l'histoire

il faut connaître millefois

le silence et ses lettres resplendissantes.

Dans la réalité solaire du feu

les rivages qui chutent au-delà de la loi,

au-delà des perfidies et des trahisons.

 

J. G. B. "Axis Mundi"

 

Un jour, quand Jorge prononçait au café philo un discours au sujet de "La République " de Platon j 'ai

remarqué que des gens se moquaient de sa manière trop agitée et violente d'articuler ses phrases, de

son lourd accent hispanique qui rendait certains mots français méconnaissables, de son tempérament

explosive qui coupait la ligne logique de son raisonnement, en la remplaçant par une sorte de

prolifération d'ordre poétique, effervescente et désordonnée.

Maisje voyais aussi que Jorge était littéralementpossédé par son discours, débordé par des pulsions

violentes qui faisaient vibrer son corps, frissonner ses mains qui sans cesse déboutonnaient et

boutonnaient le giletfantaisie qu'il portait. Cela provoquait en moi un sentiment étrange d'être en

presence d’un rite païen d'exorcisme dont Jorge était l'acteur principal.

 

Le thème de son discours à ce moment était la critique du rôle joué par l'aristocratie dans la

République de Platon. Le rôle, tout à fait positif selon Platon, qui argumentait que la présence des

Maîtres dans le corps social est indispensable et inévitable pour l'animer, le contrôler et le diriger.

Tandis que Jorge affirmait que l'aristocratie, par definition, était une menace pour la liberté, un

Obstacle sur le chemin de l'humanité vers la justice et le bonheur. C 'est pourquoi les aristocrates

étaient pour lui des entraves, des gens méchants à chasser, le Mal à exorciser.

Il afini son discours par une phrase, malformulée en français, mais directe et perçante: ”Pour moi

les aristocrates sont les plus bêtes du monde”.

Après cette condamnation sans pitié de l'aristocratie pour un crime contre l'humanité les gens dans le

café gardaient un long silence en signe de désapprabatian du juge trop rigide et intolérant, de leur

point de vue.

Jorge, le juge, a mis dans cette phrase toute la haine des opprimés, accumulée depuis siècles dans la

mémoire collective de sa race, contre l'injustice, l'humiliation imposées aux Amérindiens tout d’abord

par des intrus blancs et ensuite par ses propres oppresseurs.

 

Le problème de la domination des opprimés par des oppresseurs est traité habituellement comme un

mécanisme économique d‘exploitation aux premières phases de l'Histoire de la société humaine et

considéré, en quelque sorte, comme le Mal inévitable et utile. Le Mal est instrumentalisé ici comme la

Loi, le Pouvoir, la Domination. Ces dérivés du Mal sont considérés comme un principe constitutif de

la société à son stade archaïque qui assure son intégrité, sa survie, son Ordre. C‘est nécessaire, parce

qu'à ce stade-là les gens ne sont pas assez "intelligents", ils ne veulent pas être des suppôts ni des

supports de l'Ordre. Pour garder l'Ordre on promulgue le Loi qui décrète et sécrète le Pouvoir dans la

société sous forme de la Domination.

L'Histoire est présentée comme un processus linéaire de déploiement de l'Ordre, un progrès.

Au cours du temps, tous les gens, les oppresseurs et les opprimés, deviennent plus "intelligents", plus

civilisés, capables de se maîtriser et de protéger l'Ordre consciemment. Donc, ils sont prêts au Salut

dans un paradis terrestre où il n‘y aura ni Domination, ni Pouvoir.

Dans cette optique l'évolution de la société humaine, l‘Histoire se dirige vers le Bien par une

transgression du Mal. Cette vision progressiste et optimiste, considérée comme évidente depuis des

siècles, contient une conviction occultée que le Bien est à l‘origine du Monde.

 

Bemard-Henri Lévy, un hérétique par excellence appartenant aux "nouveaux philosophes”,dans son

livre "La Barbarie à visage humain", paru en 1977, essayait de changer les positionnements du Bien et

du Mal et de mettre le Mal à l‘origine du Monde.

 

D'après Lévy le Pouvoir possède des aspects contradictoires. Le Pouvoir est "rien et tout".

Le Pouvoir est, "ni homme, ni chose, un rien qui n‘a pas de siège, pas de lieu propre et

assignable". Il n‘y a que des effets du Pouvoir, "des effets premiers et non dérivés, autoproduits par

conséquent". Donc, le Pouvoir est "un être de raison apparemment innommable", le signifiant sans le

signifié.

Mais, parce que le Pouvoir est "un rien de chose, qu'il peut du coup être tout, le tout du réel et du

monde". Le Pouvoir, un rien sans substance, sans racines, sans localisation, est, à cause de cela,

omniprésent, omnipotent, il devient "une totalité incontournable parce qu‘embrassant d‘un seul décret

les différences et les unités du monde". Le Pouvoir est une énergie sans cause qui n'a pas d‘autre sens

que "vouloir vivre" ou ”vouloir survivre". Bref, le Pouvoir est une référence ultime qui englobe tout.

Ce "rien et tout", le Pouvoir, "cette innommable figure que nous ne cessons pourtant de nommer", on

l'appelle chez les freudiens un "fantasme", qui est "un introuvable, un impalpable, un pur néant", mais

aussi "un irréel plus fort que le réel, qui au réel impose sa loi".

Donc, le Pouvoir est un fantasme. D’apres Jacques Lacan, un autre philosophe francais, le lieu du

fantasme est le domaine de l'Imaginaire qui est articulé, d'une part, au domaine de Symbolique avec ses

signifiants - l'Ordre, la Loi, le Pouvoir et au domaine de Réel, d'autre part, - "c'est-à-dire au manque qui

vient animer, pour les êtres voués à la mort et à la parole, la ronde infernale du désir".

Dans le Monde il n'y a que le Pouvoir, donc, le Pouvoir est "l'autre nom du Monde, la métaphore du

réel". Ainsi, le Pouvoir, le Mal, le Maître ou le Prince, comme Lévy les appelle, se trouve à l'origine

du Monde.

 

Les conséquences tirées par Lévy de cette vision du Monde en tant qu'incarnation du Pouvoir sont très

graves.

 

Au niveau métaphysique, on trouve soudain que beaucoup de choses solides et immuables

s'estompent et disparaissent. Le réel n'existe pas parce que "ce n'est pas ce reel-ci que ronge et exfolie

le Maître, mais la forme même du réel, par lui toujours engendrée" et "le pouvoir ne s'approprie pas le

monde, il l'engendre continuellement dans l'ensemble de sa dimension".

Au niveau social, on constate que l'Histoire n'existe pas parce qu'elle n'est que le discours du Pouvoir.

"Il n'y a rien avant le pouvoir", donc "au commencement était l'Etat" qui "n'a pas d'origine, pas de

date, pas de naissance". Par conséquent, beaucoup des choses n'existent plus: ni la nature, ni le contrat

social, ni l'individu, ni la révolution. Plus précisément, "l'Histoire n'existe pas comme projet et lieu de

révolution".

Au niveau politique, on dénonce des apologistes du "tout va bien" et du "happy end" historique et on

annonce le "crépuscule du socialisme" qualifié comme "résistance programmée, ordonnée, suscitée,

depuis le haut des donjons et des cabinets du Pouvoir". On aussi prédit que "le capitalisme est la fin

de l'Histoire", que le Capital sombre dans la barbarie qui "n'est pas la transfiguration mais

l'exaspération du Capital " qui à son état actuel est "un Capital décadent et dégénéré".

 

On résume que "le monde est un désastre dont l'homme est le sommet, la politique est un simulacre et

le Souverain Bien est inaccessible".

 

La phase finale du Capital, la barbarie à venir est le totalitarisme, "un état du Politique où, pour la

première fois, le Prince se prënd our le Souverain". Le totalitarisme se présente sous les formes

multiples de la technique, du désir et du socialisme qui sont " trois versions singulières de ce que,

depuis les Lumières, l'Occident nomme le progrès". Dans cette optique le progrès est une "uniforme et

linéaire progression vers le Mal".

 

Quelle position faut-il prendre pour un intellectuel dans ce décor sinistre du pessimisme conséquent ?

D'après Lévy il y a trois postures possibles pour des intellectuels antibarbares, donc antiprogressistes,

de faire face au Mal absolu, au Pouvoir.

Dans la posture métaphysique "nous ne porterons plus les rêves des hommes dans nos bras, car nous

les savons vains et nous savons notre impuissance", mais " nous continuerons de penser, de penser

jusqu'au bout" parce que "le monde irait plus mal encore que nous ne disons qu'il va". Il faut nommer

le Mal pour le dépouiller, le mettre à nu.

La posture d'artiste est valide aussi. "Car l'Art n'est rien que la digue, millénairement dressée, contre

le vide de la mort, le chaos de l'uniforme, le sablier de l'horreur". Seulement les artistes "saventnommer

le mal et pêcher ses perles sanglantes". On donne la forme au Mal pour avoir la capacité de la contempler.

Quant à la posture morale, elle peut se référer "aux vertus d'un spiritualisme athée face à la veulerie et

la résignation contemporaine, - quelque chose comme un libertinage austère pour temps de catastrophe".

Donc, on invite des chevaliers errants sans foi à participer au Banquet du Platon pendant la Peste du

Camus.

Voici la mission modeste de l'Homme à l’âge de la Barbarie à visage humain, de la dernière acte de la

tragédie humaine.

 

Quand je regardais mon ami , Jorge dans le cadre de la porte, je réfléchissais quelle réponse peut-on

donner à la question qu'il a posé dans sa poésie ”Axis Mundi " à Emiliano Zapata "Explique nous la

loi suprême de l ’insurrection ! ”.

D'après Bernard-Henri Lévy, la réponse pourrait être la suivante: "La loi suprême est que l'insurrection

n'existe pas, parce qu'il n'y a que la Loi".

Mais en apparence, mon ami Jorge ne lisait pas des ouvrages de "nouveaux philosophes ", c'est

pourquoi, je crois, cette réponse n'était pas acceptable pour lui.

 

Jorge est entré dans ma chambre et je lui ai serré la main. Au fond de l'antichambre je voyais un

autre homme, haut, mince, avec un visage pâle. L'ami(e} de Jorge était donc un ami.

 

Il est entré et s'est présenté comme Ingvar. Après quelques remarques sans importance nous nous

sommes tous installés autour de table. Jorge a demandé du vin rouge et en prenant une position

dominante s'est mis à nous professer les grandes vertus de l'insurrection. Sa voix de tonnerre

ricochait sur les murs de la petite chambre et commençait à produire une espèce de tempête vocale

inimaginable. Ingvar participait à la discussion mais distraitement.

Quand j’ai eu la possibilité de le regarder de tout près j'ai remarqué qu'il avait un air absent et triste.

En apparence il avait des problèmes. A partir d'un certain moment c'est devenu gênant et je lui

posais une question directe ”Qu 'est ce que ne va pas ? ". Après une hésitation il a répondu "Si vous

voulez vraiment le savoir, voilà, j'ai un problème sur mon identité sexuelle. " La franchise de sa réponse

m'a frappe. Ensuite il raconta son histoire.

 

Dans le passé il avait eu une famille, des enfants, puis il a divorcé et maintenant il vivait tout seul.

Ses contacts avec sa famille n'étaient pas complètement coupés. Ses enfants venaient parfois chez lui

pour passer du temps ensemble. Mais petit à petit il sombrait dans l’isolement et la solitude.

Les premiers doutes sont apparus il y a quelques mois. Il constatait qu ’en marchant dans la rue il

distinguait maintenant dans une foule plutôt des silhouettes masculines que féminines. Donc son

attention était attirée plus par les hommes que par les femmes. Cela l'étonnait un peu mais il s'est

souvenu brusquement que dans son adolescence il adorait se déguiser en femme pendant les fêtes de

carnaval. Aussi ses collègues de bureau lui reprochaient souvent sa manière de s'habiller trop

raflinée. Il trouvait dans sa mémoire servile d'autres indices qui témoignaient de ses tentatives

camouflées de séduction adressées aux hommes. Tout compte fait il a compris qu 'il était homosexuel

Etant un citoyen loyal par excellence il voulait maintenant régulariser son comportement sexuel dévié

en se déclarant officiellement auprès des autorités en tant que homosexual. Mais malheureusement il

n'en était pas absolument sûr et cela le rendait perplexe et nerveux. C 'était là son problème.

 

Jorge était au courant de cette histoire mais il ne voulait pas s'en mêler parce qu 'en tant que

descendant du Grand Inca il avait horreur de toutes ces perversités d'ordre sexuel qui n'ont rien à

voir avec la libération des peuples opprimés. Il était complètement désorienté et ne savait pas

exactement comment il pourrait aider son ami à se sortir de cette situation désastreuse.

Je regardais Ingvar avec compassion en imaginant vaguement les désirs sombres et puissants qui

tourmentaient son esprit. C’était un homme ”désirant”, guette' et déchiré en permanence par des

forces dont la nature et l'origine lui échappaient.

 

Bernard-Henri Lévy dans son livre faisait allusion à ce modèle d‘homme "désirant“ élaboré par Gilles

Deleuze et Félix Guattari dans leur livre "L‘Anti-Oedipe".

L'homme est guidé par ses désirs et notamment par celui le plus secret: le désir de soumission, "la

servitude volontaire" de La Boétie. L‘homme est dominé, opprimé parce qu'il le désire.

Dans cette optique le désir de l'homme fabrique le Pouvoir, produit volontairement sa propre

soumission. "Si Hitler l‘a emporté, c‘est que les masses allemandes l'ont désiré...”.

Lévy acceptait un rôle important joué par le désir dans le comportement de l‘homme mais il voulait

quand même renverser le rapport du Pouvoir et du désir en déclarant la primauté du Pouvoir. D‘après

lui "ce n‘est pas le désir qui fait le pouvoir, mais le pouvoir qui fait, structure et rend possible le

désir“.

 

Ingvar donc était à son insu une victime innocente du Mal absolu, du Pouvoir.

 

CAN DO FEELING

 

A New York, à l’aéroport JF. Kennedy je me suis adressé pour des renseignements à une blonde

opulente a la réception en articulant mes questions, il me semblais, en Anglais. Après avoir écouté

quelques seconds elle m’a répondu sans aucune hésitation en Russe avec un accent ukrainien.

J’ai bien compris que je me trouve dorénavant dans la terre promise où la notion “étranger ” n’existe

plus. Les ancêtres de la population du pays sont venus d’ailleurs,c’est pourquoi tous ici sont immigrants

ou on peut le dire autrement, personne.

Vous êtes chez vous à l’Amérique après avoir passé, naturellement, le contrôle d immigration.

 

Dans la rue une foule, dense et élastique s’écoulait bruyamment et violemment en débordant le

trottoir, en traversant des carrefours, en entrant et sortant des magasins et des stations du “subway”.

Les gens, des représentants de toutes les races du monde, grouillaient, hurlaient, vendaient et

consommaient en vitesse, étant en pleine action et au bout du souflle pour gagner, dépasser des

concurrents, devenir les meilleurs. Cette agitation vertigineuse a été basée, en apparence, sur un

sentiment qu ’on trouve sous une forme caricaturale dans des films d’actions américains et qui peut

être formulé comme « It can be done ! - On peut réussir faire tout !». Donc, il vous reste seulement le

faire comme un pub le dit « Just do it ! - Faites le ! ». On appelle ici cette attitude «Can do feeling ».

 

Cette masse vivante et hétérogène fusionnée avec des voitures, des taxis jaunes, des limousines à six

mètres de longueur a été façonnée par des streets et des avenues rectangulaires en une grille

gigantesquevisible comme une structure géométrique parfaite pour un observateur placé au ciel de

l’Amérique du Nord, une image tout à fait différente des dessins animaliers énigmatiques au désert

Naska à l’Amérique du Sud.

 

Quand je faisais jogging au Brighton Beach au petit matin j’ai été parfois un témoin des scènes

incompréhensibles. Deux juifs, un vieux et un jeune, habillés en noir ont participé à un rite, presque

païen, autour d ’un petit feu de bois. Tandis que le vieux lisait un livre en haute voix le jeune tâtonnait

docilement et maladroitement au-dessus du feu. L’autre fois, j’ai vu une veille noire plantée dans

la mer jusqu ’aux genoux qui récitait des prières en s’adressant au ciel et jetant de temps en temps

quelque chose de blanc, du riz en apparence, dans la mer.

En regardant ces gens dans leur diversité flagrante, leur agitation permanente et confrontation

violente c’était difficile à admettre qu’on pourrait les consolider, les cimenter en bloc, en une nation

d’une superpuissance mondiale qui a réussi d’envoyer des astronautes pour se promener sur la Lune.

 

“Work hard, relax hard. - Travaille dur et s’amuse bien”. Le week end, au Parc Central le “jogging

& roller people en file indienne, sillonnaient comme des machines animés des routes goudronnées

parmi des gazons verts ou des gens se flânaient, jouaient au base-ball, s ’allongeaient immobiles par

terre. Ilfallait se reposer bien, profiter du soleil, du beau temps pour être en pleineforme le lundi en

face des concurrents féroces. «On prend un peu d’énergie » comme disait mon collègue américain en

me proposant de partager une tablette de chocolat.

Au Musée Métropolitain j’ai vu un tableau représentant le Parc Central au début du siècle, en pleine

hiver, avec des arbres enneigés, des étangs gelés où des couples patinaient gracieusement et des

promeneurs solitaires s’aventuraient courageusement sur des sentiers perdus.

Etrangement, cela me rappelait un tableau de Breigeul au sujet des distractions hivernales au Pays

Bas du XVI siècle avec son atmosphère lucide, transparente et sereine et ses personnagesfragiles

insérés dans un corps pétrifie' de la nature en sommeil.

Les images du passé dont le charme rompu proclame une certaine nostalgie, un sentiment d’une perte

ineffable.

 

Ce sentiment d’une perte ou «du désenchantement du monde », d’après Max Weber, est conditionné,

en particulier, par une érosion de la vision théologique du monde, par « la mort de Dieu». Notre temps

est un temps de changements, de renversement des mythes.

 

Deux mythes principaux de la culture occidentale — la religion et le marxisme se sont effondrés

récemment. Tout les deux prêchaient, chacun à sa propre façon, un projet collectif de la vie

meilleure, au sens métaphysique, «au-delà », ou temporel, « à l’avenir », à réaliser sous autorités

divines ou civiles. Ces grands projets foumissaient auparavant un espace référentiel où des individus

cherchaient et pouvaient acquérir un sens de leur vie et ainsi devenir loyaux citoyens envers la société

et parfaitement maniables par des autorités civiles, bien entendu.

A nos jours, 1a laicité et l’individualisme qui excluent toute autorité, divine ou civile, qui relativisent

tout ne sont pas capables de fournir un sens aux individus insérés au monde matérialiste et

anthropocentriste. Il y a un grand vide des repères, des valeurs.

 

Et pour l’Amérique, puritaine et pragmatique, actuellement, c’est devenu aussi difficile, comme le

constate Jeremy Rifkin, un sociologue américain déjà mentionné, dans une article publiée en “Figaro” le

17 août 1998, de faire cohabiter « d’un côté, ses fortes croyances religieuses et, de l’autre, les réalités

commerciales. Avec cette question omniprésente : ”L’Amérique est-elle cette terre promise, celle du

voyage spirituel pour devenir meilleur ‘? Où est-ce le voyage dont le but est le succès économique ? »

 

Luc Ferry, un philosophe français, a bien marqué ce problème d’une éclipse du sens à l’Occident dans

son livre « L’Homme-Dieu ou le sens de la vie ».

D’après lui le sens assure jadis dans le cadre d’une transcendance veflicale, par référence au divin,

actuellement, dans un monde laïque peut surgir seulement à travers d’une transcendance horizontale

«de soi à soi, celle d’un moi encore inauthentiquc à un moi authentique.» L’Homme est un excès,l’être

“hors nature” qui possède une capacité de transcender des lois imposées par la nature. Ilcherche son

authenticité dans “la sphère de l’immanence à l’ego individual”.

Ainsi « l’individu devient à lui même et pour lui-même sa propre norme». L’Homme devient Dieu

tout court.

Depuis le XVIII siècle la propagation de la laïcité en Europe était liée avec le processus

d’humanisation du divin qui est abouti à nos jours à sa phase finale de divinisation de l’humain. Le

sens et le sacré sont inséparables, comme le suppose Luc Ferry. Donc, des figures du sacré destinées

jadis au Dieu se déplacent à l’Autre dans le cadre d’une nouvelle «religion de l’Autre». Dorénavant,

l’Homme-Dieu, l’Autre donne le sens à la vie.

 

La figure de l’Homme-Dieu étant un héritier des attributs divins, de son omnipotence, parmi des

autres, a une liaison étrange, à mon avis, avec le «Can do feeling» américain.

Le changement du paradigme ontologique qui est en train de se produire en vielle Europe répercute en

Amérique comme une image grotesque sous forme d’un mythe adapté aux réalités du marché, de la

compétition, de la quête d’une réussite individuelle.

A l’Amérique l’Homme-Dieu se présente comme un agent économique libre qui produit de plus en

plus, consomme de mieux en mieux et accumule tellement d’argent, du pouvoir entre ses mains qu’il

peut réussir faire tout, ou presque. D’où vient, peut être, ce sentiment du succès garanti, ce fameux

«Can do feeling».

J’ai quand même trouvé en Amérique une autre version du «Can do feeling» plus sophistiquée,

adéquate à l’esprit des pionniers américains qui confondaient un salut personnel avec sa performance

professionnelle.

 

Dans ma jeunesse j’ai lu un livre « Jonathan Livingston Seagull -Mouette nommée Jonathan

Livingston » d’un auteur américain Richard Bach. Ce livre m’a donné une impression ambiguë. Une

mouette nommée Jonathan Livingston prétendait qu ’il était possible de voler au-dessus des nuages où

des mouettes ordinaires n ’osaient pas de s’aventurer. Cette mouette a été vite ridiculisée et devenue

marginale. Mais sa volonté était tellement forte qu ’un jour elle a réussi de franchir des nuages et de

s’envoler au-dessus. L’histoire a été présentée sous forme d ’une fable simple et naïve, mais on

pouvait sentir que l’auteur a cru franchement que la volonté de l’homme déterminait le monde. Donc,

si l’homme veut voler, il volera. “It can be done - Cela peut être accompli”.

A Boston, au marché de dimanche, j’ai trouvé par hasard un autre livre de Richard Bach “Illusions.

The Adventures of a Reluctant Messiah. — Illusions. Aventures d ’un Messie Hésitant”.

Cette histoire de rencontre de l’auteur, un aviateur d’un biplan, avec un Messie qui avait un pouvoir

de dissiper des illusions que nous prenons pour le monde et qui savait la réalité qui se cachait

derrière. D’après le Messie des hommes ne sont pas des ensembles stables de molécules mais des

idées de l’Etre qui participant librement, par curiosité et pour distraction, dans un séance du cinéma

où il n ’y a que des ombres, des illusions. Alors, “We are all free to do whatever we want to do. - Nous

sommes tous libres faire ce que nous voulonsfaire”. Donc, l’homme devient Dieu, comme en

l’Europe, mais avec une inclination volontariste. “I allow the world to live as it chooses, and I allow

me to live as I choose. - Je permets au monde aller comme il choisit, et je me permets vivre comme je

choisis”. On peut dire que le “Can dofeeling" prend ici un aspect existentialist interprétant le

monde, la vie comme des résultats d’un choix libre.

 

Mais, il faut dire qu ’un choix libre et solennel peut parfois aboutir à une chose banale et ridicule.

J’ai eu une occasion de rencontrer à l’Amérique mes amis, les peintres V.K. et A.M_ Ils ont immigré

de l 'Union Soviétique il y a vingt ans. J’ai fait connaissance avec eux aux années soixante quand j’ai

participé à l’organisation d’expositions éphémères, durant une seule soirée au café «Oiseau bleu»,

des peintres d ’underground russe. A l’époque mes amis peintres, V.K. etA.M, marginaux etapolitique,

cherchaient sa vision du monde quelques part entre un surréalisme et une peinture automatique. Ils ont

toujours gardé une distance par rapport à l’art soviétique officiel, le réalisme socialiste. Mais quand la

société soviétique a commencé à disloquer ils ont bien saisi qu ’un cataclysme historique s’approchait et

il fallait visualiser des crépuscules d ’un régime totalitaire à disparaitre. Donc, ils sont devenus des

fondateurs d 'un mouvement artistique appelé plus tard comme le « Sots Art ». Si le « Pop Art »

renvoyait aux Américains des images abrutissantes de leur société de consommation de l’époque, le «Sots

Art », à son tour, reflétait l’atmosphère kafkaienne de la société totalitaire sous forme d ’un assemblage

absurde des symboles canoniques du réalisme socialiste (par exemple, « Staline avec une Muse »). Des

oeuvres du « Sots Art » ont été mal appréciées par des autorités soviétiques et mes amis ont été expulsés

de l’Union Soviétique sans délai.

A l’Amérique ils ont continué quelque temps creuser dans la direction du « Sots Art ». Mais en même

temps ils ont commencé à explorer leur pays d’accueil en gardant un esprit ouvert et critique. Leur

projet «People’s choice - Choix du peuple» a été un résultat, parmi des autres, de leur découverte de

l’Amérique.

Ils ont interrogé des gens au sujet de leur préférences dans le domaine de peinture concernant le style, la

composition, les couleurs, le dessin, etc. Finalement, sur la base de données statistiques ils ont pu

reconstituer «The most wanted picture - Le plus préférable tableau» pour des Américains.

Enfin, ce tableaux était une espèce du peinture « kitsch » représentant un paysage idyllique avec un

lac calme encadré par un ciel bleu et une forêt verte ou se promenaient des biches joyeuses et des

personnalités éminentes américaines. C’était, donc, le choix du peuple américain - “People ’s

choice”.

 

EPILOGUE

 

L'homme est un excès. C‘est pourquoi il dépasse ses limites, toujours et partout. Il faut seulement ouvrir

les yeux pour le voir dans notre vie quotidienne.

 

Un jour pluvieux à Venise, en me promenant dans des ruelles étroites, coupées par des innombrables

canaux, où l'eau sombre et huileuse stagnait, semble-t-il, depuis un millénaire, j 'ai remarqué une

plaque vissée contre un mur d'un vieux immeuble. La plaque humide, de couleur grise, placée très

haut sur le mur ocre foncé était presque invisible. Dans la lumière diffuse du soleil couchant on

pouvait quand même lire des lettres gravées sur la plaque. Je les ai lu.

”Innocente Giuseppe Lanza, poeta vernacolo sensible alle miserie umanefondava la societa

”Lunatica Benefica ” per offrire amore e bene ai diseredati. 1893 - 1963 ”

En devinant le sens général de cette épitaphe j 'ai demandé au vendeur du kiosque à journaux à côté

de la traduire en français ou en anglais. Tout d'abord le vendeur n'a pas compris de quoi il s'agissait

parce qu 'il ne faisait jamais attention à cette plaque auparavant. Après avoir contourné certaines

difficultés linguistiques nous avons obtenu ensemble la traduction approximative suivante:

"Innocent Giuseppe Lanza, le poète vernaculaire, sensible à la misère humaine, a fondé la société

”Lunatique Bénéflque " pour oflrir l'amour et le bien aux déshérités. "

On peut imaginer à peine des formes organisationnelles et des méthodes opérationnelles qui étaient

mises en pratique par Giuseppe Lanza, le poète lunatique, pour réaliser cette entreprise fantastique.

 

C' était pendant la guerre en Tchétchénie en 1995. Sasha Shishkine y est arrivé venant de Sibérie

pour faire son service militaire comme soldat-sanitaire. Un jour, dans l'embuscade, on lui a tiré

dessus une grenade à fusil qui lui est entrée dans le cou. Sasha a repris conscience seulement à

l 'hôpital.

La grenade était toujours là, dans sa chaire. La radio a montré que l'accès au détonateur de la

grenade était très difficile parce qu’il se trouvait au fond du cou. Les sapeurs, venus en consultation,

ont expliqué que la grenade pouvait exploser à tout moment et qu’il n'y avait pas d'autre solution que

de faire sauter la grenade et l’homme avec, parce qu'il mettait en danger tout l’hôpital.

Néanmoins, le chirurgien Dmitry Kamshirav et l'anesthésiste Igor Lanine ont pris la décision de

procéder à l'opération. Personne ne les y obligeait, et il n'y avait pas de mobile apparent dans leur

action. Pourquoi ont-ils fait cela ?

On a mis à côté de la table d'opération un coffre-fort pour y déposer la grenade dans le cas où tout

irait bien. L’opérationfaite, la grenade a été retirée et déposée dans le cofi‘re-fort. Ce dernier a été

immédiatement transporté dans la rue où il a été explosé par les sapeurs. Sasha Shishkine a été

sauvé, mais, pas pour longtemps. Il est mort plus tard, pendant l'autre opération.

 

En novembre 1997, Ali, 8 ans, qui habitait à Bethléem, en Cisjordanie occupée, s'est arrêté dans une

rue, pour regarder les écoliers palestiniens qui lançaient des pierres dans la direction des soldats

israéliens. Un soldat tire une balle métallique enrobée de caoutchouc sur Ali, qui la reçoit en plein

front. Quatrejaurs plus tard, Ali est mort.

Le père d 'Ali, Mohammed Jawarish, propose aux médecins de l'hôpital israélien, où Ali est décédé,

d’utiliser ses organes vitaux pour transplantation sur tout enfant dont la vie serait en danger. ”A

n'importe quel enfant, juifou arabe, cela ne fait aucune différence, du moment qu'on peut sauver la

vie d'un enfant. Le mien est déjà mort, " a dit le père.

 

Ces petites histoires nous montrent bien que l‘Homme possède un don précieux de dépasser toutes les

limites imposées de l‘extérieur par un système, par des circonstances, par d‘autres gens.

Ce don, c‘est l'Amour.

1992-1998, Paris

 

Anatolie VLASSOV

 

Version Russe: http://www.pereplet.ru/text/vlasov03jun03.html

 

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252293  2003-06-04 01:40:58
Крупнов Юрий http://www.kroupnov.ru/
- Чрезвычайно глубокое и выстраданное произведение. Целая идентификационная система - кто такие русские и как ими стать, что такое Россия и как её не погубить.

Сострадание и любовь, неконкурентность и милосердие - вот примерная формула того, кому дорога Россия как духовная родина.

Интересно: "Фрактальные точки свидетельствуют вечное изменение, развитие мира, и мы ничего не можем добавить к этому. Поэтому на вопрос "Для кого существует мир?" можно предложить в качестве возможного ответа: "Мир существует просто для фрактальных точек своего развития".

Однако очень двойственное впечатление при чтении - редчайшие и уникальные наблюдения, удивительные моменты понимания и схватывания тончайших смыслов, нюансов и достаточно банальные итоговые суждения. Некоторые вещи: про предпочтительно эволюционного, тоталитаризм и свободу и пр. уже попросту не лезут ни в какие ворота. Нет ясного различения индивидность и личности, т.е. утеряно чувство персональности.

Чувствами - русский, а понятийная система - нерусская: вот общее впечатление.

Но это никак не умаляет значения данной высокоталантливой работы... Тем более, что автор не даёт волю узким понятиям.

Когда набродятся лучшие русские люди по миру, повсюду - что-то будет...

253987  2003-10-24 16:10:06
елена нет
- Все отлично. Лучше не бывает. С огромным интересом прочитала произведение Анатолия Власова. Все написано очень лаконичным языком, все плавно переливается от одной мысли к другой. Можно сказать, что читая сейчас это произведение я отдохнула от суеты меня окружающей.

254144  2003-11-05 13:36:19
Анатолий Власов
- Уважаемая Елена, Произошло, как мне кажется, очень маловероятное событие, когда сосуд с информацией одного человека был открыт и стал доступен другому человеку, и я и Вы к этому сопричастны. Информации, насильно навязываемой нам, столько много, что от нее рвет, как отметил один американский автор, и найти в ней то, что именно Вам нужно, трудно. Кроме того, Другой совершенно затерялся, словно в рое мошкары, кружащей около зеленой лампы в душный летний вечер, и найти его рядом с собой большая удача. Очень рад был с вами познакомиться таким чудесным образом. Анатолий Власов (anatolygvlasov@hotmail.com) PS. На этом же сайте, в разделе ╚Искания и размышления╩ находится моя статья о молодежи, если Вам интересно.

254323  2003-11-13 18:25:10
Анатолий Власов
- Уважаемая Елена, Произошло, как мне кажется, очень маловероятное событие, когда сосуд с информацией одного человека был открыт и стал доступен другому человеку, и я и Вы к этому сопричастны. Информации, насильно навязываемой нам cо всех сторон, столько много, что от нее рвет, как отметил один американский автор, и найти в ней то, что именно Вам нужно, трудно. Кроме того, Другой совершенно затерялся, словно в рое мошкары, кружащей около зеленой лампы в душный летний вечер, и найти его рядом с собой большая удача. Очень рад был с вами познакомиться таким чудесным образом. Анатолий Власов (anatolygvlasov@hotmail.com) PS. На этом же сайте, в разделе ╚Искания и размышления╩ находится моя статья о молодежи, если Вам интересно

267551  2006-04-04 17:47:27
Юрий Савостицкий
- "Информации столько много, что от неё рвёт",сообщил Анатолию "один американский автор". Видимо, имелась в виду семантическая информация, но не синтаксическая,которую не жаловали в "Синей птице" 60-х, где Власов,вроде бы, "организовывал однодневные выставки андеграундных художников",если верить предисловию к роману.Предлагаю виртуальный (мысленный) эксперимент:зачтение любого отрывка из "Впечатлительного" в том кафе тех лет. Представляете реакцию тех "андеграундов" ?

279823  2008-02-28 13:39:47
Вера Николаевна
- Спасибо за возможность узнать Вас поближе

294679  2010-11-21 19:45:03
Ирина Пульхрова
- Прочитала с большим интересом

333054  2015-12-22 18:53:56
Надежда
- Прочитала с громадным интересом. Как же мало я Вас знала и понимала... Есть ли возможность получить, скачать французскую или английскую версию вашей книги? С уважением, Надежда Милоевич(Терентьева)

333055  2015-12-22 19:43:13
Иван Домбровский
- Это было бы интересно читать в начале двадцатого века, но автор несколько опоздал появиться на свет. Типичный и вечный русский провинциализм проглядывает сквозь современные реалии, как не очень чистые ноги сквозь дыры в модных джинсах.

333063  2015-12-23 20:18:42
Воложин art-otkrytie.narod.ru
- Скучно.

Четверть прочитал и скис. – Но я понимаю автора: в старости хочется передать кому-то завещание души своей. Но я хочу ему возразить насчёт обобщения о «презумпции виновности каждого гражданина» в СССР. – Это у него потому, что его отец был всё-таки «чиновник министерства» - некое начальство, причём в Москве. А у большинства родители были от власти дальше, и им ничего не грозило. Сужу по своей семье (я одногодок автора). Ни у моих родителей, ни у меня презумпции виновности не было.

333064  2015-12-23 20:42:53
Воложин art-otkrytie.narod.ru
- А почему люди из власти боялись?

Потому что они понимали в глубине души, что это не путь к коммунизму – тоталитаризм, что путь к нему – ежедневный рост самоуправления и замена самоуправлением государства. Эта стихия анархии (без-центральной-власти) сидит в ментальности людей начиная с первобытного коммунизма. И у более сознательных советских чиновников эта стихия и шептали им, что не к социализму дело идёт, а к чему-то иному. – Как при этом не иметь презумпцию виновности перед тоталитарным государством.

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